XXe siècle
Agrégation lettres 2017

Jean-Yves Laurichesse

L’ombre du « pauvre Albert » dans Les Âmes fortes

Article

1Si la veillée funèbre qui sert de cadre narratif aux Âmes fortes1 fait la part belle aux femmes, c’est-à-dire, une fois la veuve mise au lit dès la première page, aux veilleuses qui vont passer ensemble cette nuit d’hiver, le personnage masculin qui motive leur présence ne doit pas être pour autant oublié, quand bien même il est traité par plusieurs de ces femmes avec une certaine désinvolture. Le « pauvre Albert » a malgré tout le privilège d’être le premier nommé, ne serait-ce qu’à travers ce « corps » que l’on vient veiller, et habillé d’un adjectif par lequel la communauté villageoise dit conventionnellement sa compassion. La conversation liminaire, très animée, l’évoque ensuite à plusieurs reprises, avant qu’il ne s’efface pour laisser place à la succession des récits contradictoires, jusqu’aux brèves répliques finales du lever du jour où seule Thérèse, vieille reine de la veillée, est nommée.

  • 2 Nouvelle reprise dans Faust au village, qui devait être complétée par une ...

2Dans le petit théâtre nocturne des Âmes fortes, Albert ne ferait-il que « jouer les utilités », puisqu’il faut bien un mort pour une veillée funèbre ? N’oublions pas cependant que tout a commencé par une nouvelle intitulée « Le mort2 », à laquelle il donnait donc anonymement son titre, et s’il n’a sans doute pas été une « âme forte », il a néanmoins toute sa place dans le dispositif du roman, non seulement dans le « lever de rideau » qui met en place la situation et expose les thèmes, mais bien au-delà, même s’il n’est plus question de lui : il est des présences muettes qui pèsent. C’est donc cette présence-absence du « pauvre Albert » dans Les Âmes fortes que nous voudrions mettre ici en lumière.

Le dispositif scénique de la veillée

  • 3 Voir l’article de Marcel Neveux, « Thérèse ou les destinées », qui lit les...

3Roman tout entier dialogué, même si de longs passages s’autonomisent en pur récit, Les Âmes fortes participe aussi du théâtre – ou du moins de la théâtralité – par un cadre temporel (une nuit) et un dispositif spatial (une cuisine) également resserrés, ce qui tient fortement le livre, libre ensuite aux narratrices d’aller se promener dans le temps, l’espace et entre les « mondes possibles3 ». Or, Albert commande l’un et l’autre. Le temps de la veillée lui est consacré par tradition, entre la toilette et les prières, évoquées au début de la conversation, et l’enterrement qui aura lieu le lendemain. Quant à l’espace, il s’organise tout entier en fonction de la présence d’Albert dans la maison.

4Cependant, Albert n’occupe pas ce qui tient lieu de scène, la cuisine, où règne la parole féminine, mais est relégué dans un espace contigu, la chambre mortuaire, séparée de la cuisine par une porte. En l’absence de didascalies – nous sommes dans un roman –, seul le dialogue informe le lecteur sur cette organisation de l’espace. Ainsi l’une des femmes demande-t-elle au début de la veillée que l’on « [aille] voir un peu ce [que] fait » le mort (8). Une autre veut que l’on ferme la porte à cause du froid qui vient de la chambre (9). Plus tard, on s’aperçoit que les cierges sont consumés et une scénette se développe autour de la recherche de cierges neufs, finalement trouvés (31-33). Mais même si le dialogue fait comprendre que l’une ou l’autre des veilleuses pénètre dans la chambre mortuaire, le lecteur a toujours le sentiment de rester dans la cuisine et que les paroles lui arrivent en quelque sorte des coulisses, ou encore de ce que l’on appellera le « hors-scène ». Il en va de même, mais ces lieux ont évidemment une moindre importance, de la chambre de la veuve, dans laquelle on ira vérifier qu’elle dort paisiblement (18), ou encore du « petit chambron qui est sous l’escalier » (29), où l’on ira chercher du vin. Enfin, l’extérieur de la maison n’est évoqué qu’à la toute fin du roman, lorsqu’une femme demande à une autre d’aller « voir un peu le temps qu’il fait » (370) : et l’on voit alors par ses yeux le petit matin de neige qui annonce « un enterrement triste ».

  • 4 Robert Ricatte a bien montré, dans sa notice de la Pléiade, que Berthe ne ...

  • 5 L’existence d’une quatrième veilleuse est confirmée plus loin par une répl...

5Mais qui sont exactement ces femmes dont les propos vont occuper tout le temps du roman ? Les répliques n’étant pas attribuées (il ne s’agit pas d’un texte de théâtre), le lecteur peut s’y perdre et s’y perd en effet à la première lecture, Giono recherchant de toute évidence cet effet de brouillage des voix. On a parfois parlé de trois veilleuses. Une étude attentive incline à en décompter plutôt quatre. Outre bien sûr Thérèse, à qui l’on s’adresse nommément à plusieurs reprises (8, 11, 16…), et sa future contradictrice (« le Contre » des carnets de Giono), anonyme mais que l’on reconnaît à son franc-parler, une certaine Berthe4 est nommée lorsque Thérèse l’envoie chercher du vin (29). Enfin, un personnage se détache au fil de la conversation, en particulier lorsqu’il sera question d’Albert : une femme caractérisée par son goût du café (une autre l’appelle d’ailleurs « la buveuse de café » (30)), mais aussi par les scrupules qu’elle manifeste constamment à l’égard du mort qui repose à côté5.

Controverses de la vie et de la mort

6Pour prendre la mesure de l’importance d’Albert dans ce début de roman, il nous faut à présent suivre le fil intermittent de ses apparitions dans la conversation des veilleuses. Car malgré la bonne humeur qui se dégage globalement de cette conversation, la chambre mortuaire et son habitant silencieux préoccupent bel et bien les quatre femmes, qui réagissent diversement à cette proximité. Une veine cynique traverse toute la conversation, dédramatisant la mort par l’humour noir, en opposition à une veine plus morale – ou plus angoissée – qui en rappelle constamment la présence, Cette suite de savoureuses controverses non seulement anime la scène, mais exprime des enjeux plus profonds qui annoncent ceux du roman tout entier.

7Ainsi, dès le début, à celle qui s’inquiétait de ce que les cierges risquaient de « mett[re] le feu à la paillasse » (sans doute déjà « la buveuse de café », qui reviendra plus tard sur le sujet), l’une des femmes (supposons qu’il s’agit du Contre) répond en prenant ironiquement la formule au pied de la lettre : « Qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse, tel qu’il est ? » (8). Rappelant une évidence naturelle, elle repousse la présence inquiétante d’Albert pour laisser le champ libre à la conversation. Mais cela n’empêche pas que, vérification faite, soit convoquée l’image glaçante du mort, qui n’a pu être habillé « en plein » parce que la veuve a trop attendu, et qui « a même la bouche ouverte sous sa barbe » (9). La précision physique est sans doute un peu trop réaliste, suggérant même quelque récrimination muette proférée par le mort, d’où la réplique cinglante de l’une des femmes : « Laissez-le. Il vient un froid de cette porte ! J’ai les jambes glacées. Fermez. On ira le voir encore tout à l’heure. » Manière de fermer la porte au nez du pauvre Albert, voire de lui clouer le bec. Puis, comme pour exorciser les idées noires que l’évocation du mort ont pu susciter, Thérèse raconte l’anecdote farcesque de la veillée funèbre trop arrosée de monsieur Charmasson, châtelain du Percy et son ancien patron, où « le corps avait bel et bien commencé à brûler » (10). Voilà les veilleuses débarrassées d’Albert pour un moment, d’autant que la veuve, qui prétendait pourtant l’avoir « toujours devant [s]es yeux » (7), à présent « ronfle sous ses couettes » (10).

8Il reparaît pourtant un peu plus tard, mais bien vivant cette fois dans la mémoire des femmes, pour avoir battu publiquement la sienne qui trouvait à redire au comportement d’une certaine Rose, sœur d’Albert :

— Ce jour-là, moi, j’ai bien cru qu’il la partageait en deux. 
— Il faut dire qu’Albert, la patience ne l’a jamais étouffé (19).

9On est toujours dans le registre du comique populaire fait de maris cocus et de femmes battues, mais cela ne prête pas à conséquences : la veuve a tout de même soigné son mari avec un dévouement exemplaire : « Tout est en ordre », commente, fataliste, l’une des femmes.

10Cependant, le mort bien mort revient bientôt à l’esprit des femmes, dont l’une, plus sensible ou plus conformiste (disons la « buveuse de café »), est prise d’un scrupule :

— Chut ! Rendez-vous compte qu’on veille un mort.
— C’est vrai. Nous sommes folles.
— On ne fait pas de mal. Si l’Albert m’entendait, il serait le premier à rire. (27)

11Suit une petite discussion sur le sens de la veillée : veille-t-on pour le mort ou pour la veuve ? mais les morts « n’ont plus besoin de rien », quant à la veuve, « elle se fout du tiers comme du quart » ; alors, peut-être n’est-ce que « convenance » ou « habitude », et l’on pourrait aussi bien « faire un trou dans le pré » et enterrer tout de suite Albert « sans tambour ni trompette », sans que « le monde s’arrêt[e] de tourner » ? mais peut-être aussi fait-on cela parce qu’« on n’est pas des chiens » ? encore que, « [s]i tu vas par là, pourquoi pas les chiens ? C’est aussi des créatures » (28). On s’égare un peu, toutefois Thérèse, qui a veillé bien des morts, tranche finalement la question en faveur de la vie : « Il ne faudrait pas avoir vécu pour ne pas savoir que les plus malheureux sont ceux qui partent ».

12Cette savoureuse controverse anthropologique sur le sens du rituel funéraire a relancé la veillée et ouvert les appétits. Commence alors la scène des caillettes, morceau de bravoure de cette ouverture, et emblématique de la complexité du rapport à la mort qui s’y noue.

13Il s’agit d’abord d’opposer à la mort le droit des vivants à se nourrir et même au plaisir de le faire :

— Si on mangeait un petit morceau ?
— Ce n’est pas une mauvaise idée. (28)

14L’inspection du placard révèle la présence d’une terrine « qui ne […] fait pas l’air d’être seulement de la graisse blanche. Il y a quelque chose dessous la graisse » : ce sont les fameuses « caillettes d’Albert ». L’une des femmes en est particulièrement enthousiaste, et voilà qu’Albert semble revivre dans la joie de cette découverte, son prénom rebondissant de réplique en réplique : « L’Albert était très fort pour les caillettes. Il avait un don » (29) ; « Je vous dis : l’Albert était extraordinaire ». N’est-ce pas lui d’ailleurs qui, par-delà la mort, prescrit la boisson qui doit accompagner le plat ? « Tu ne vas pas boire du café avec les caillettes j’imagine ! L’Albert s’en tournerait sur son lit de mort. Il faut du vin blanc. » Et l’on boira donc aussi le vin blanc d’Albert conservé dans un chambron sous l’escalier, occasion d’un clin d’œil malicieux au mort qui repose toujours, ne l’oublions pas, dans la chambre d’à côté : « […] c’est une bouteille de l’an dernier. L’an dernier, l’Albert a bouteillé son vin dans des litres de Dulcine. Je l’ai vu quand il les lavait à la fontaine. Et, en voilà un, qui lui aurait dit que ce serait moi qui le boirais ! » (30). Robuste fatalisme paysan, sans méchanceté, mais sans excès de sensibilité. Le droit naturel est décidément du côté des vivants, que réchauffe par avance la dégustation des caillettes, qui est d’abord affaire de mots : « Faites rôtir du pain. C’est en fondant sur le pain chaud que la graisse a tout son goût » (29).

15Mais tout est sujet à controverse dans cette petite assemblée de femmes qui est un morceau d’humanité. Et d’abord la boisson :

— Du vin en pleine nuit.
— Tu ne sais pas ce qui est bon.
— Boire froid à cette heure-ci ! Le manque de sommeil me glace le cœur. Rien qu’à penser à un verre de vin, je claque des dents !
— Chauffe-toi et dors un peu si tu es fatiguée. Mais je te préviens que, si tu bois du café sur des caillettes – surtout celles qu’a faites Albert – tu vas être malade comme un chien. (29)

16Ente café et vin, il y va davantage que d’une simple différence de goût : c’est bien d’éthique qu’il s’agit. Le café, même si celle qui en défend ardemment l’usage sait aussi en apprécier la qualité (« J’aime bien n’en boire qu’une tasse mais qu’il soit bon » [12]), ne contrevient pas aux convenances d’une veillée funèbre : il aide à résister au sommeil, l’utilité justifie sa consommation. Et sa couleur même s’accorde au deuil. Le vin, en revanche, est tout entier du côté du plaisir, de la vigueur, de la joie, avec sa couleur verte qui permet de le distinguer du vin doux, rosé. Le café et le vin délimitent donc le parti de la mort et celui de la vie.

17C’est d’ailleurs de la « buveuse de café » que vient le rappel de la présence bien concrète du mort, que l’on avait réussi à tenir à distance en l’associant aux nourritures terrestres qu’il semblait offrir lui-même avec bienveillance aux visiteuses. Vexée par les attaques contre sa boisson préférée, elle assène : « Nous ferions mieux d’aller voir si les cierges n’ont pas fini de brûler de chaque côté de la tête du pauvre Albert, au lieu de lui manger ses caillettes » (31). On notera le retour de l’adjectif de commisération, qui avait disparu depuis la première réplique. Il s’agit bien d’introduire la culpabilité dans le joyeux matérialisme qui prévaut depuis quelque temps dans la cuisine. L’une des femmes cherche la conciliation : « On peut faire les deux. Va un peu voir ». Mais l’ambiance est bel et bien cassée, la porte qui sépare la cuisine de la chambre mortuaire est rouverte, et la « buveuse de café » revient avec une mauvaise nouvelle : « C’est bien ce que je disais, les cierges sont finis. Il faut les remplacer. Où sont les neufs ? » (31).

18Commence alors un échange particulièrement intéressant du point de vue de la théâtralité, puisque la conversation est à présent tout entière occupée de ce lieu hors-scène que l’on tenait soigneusement fermé et que l’on s’efforçait d’oublier. La mise en scène suggérée par le texte est la suivante : la « buveuse de café » se trouve dans la chambre mortuaire et échange avec les autres femmes restées dans la cuisine. C’est donc à travers ses paroles que nous avons accès à ce lieu qui est celui de la mort. L’enjeu pratique en est la recherche des cierges neufs qui permettront de continuer la veillée, car le rituel interdit de laisser le mort dans l’obscurité.

19Or, cette question de la lumière va devenir le révélateur de toutes les angoisses latentes. Car pour trouver les cierges, qui se trouvent quelque part dans la chambre, il faudrait faire de la lumière, et donc allumer l’électricité, ce que suggère l’une des femmes restées dans la cuisine. Mais la « buveuse de café », qui pourtant trouvait que « ça n’est pas drôle sans lumière » (31), se récrie : « L’électricité dans la chambre d’un mort ? Tu n’y es plus ! » S’en suit tout un échange entre la pauvre femme pas du tout à son aise dans la chambre obscure et glacée du mort, et l’autre qui, bien installée dans la chaleur et la lumière de la cuisine, insiste pour qu’elle allume l’électricité :

— Tu peux bien allumer une minute, quoi ? Ce n’est pas la mort d’un homme.
— Si, précisément, c’est la mort d’un homme.

20Stimulée par l’indignation, la « buveuse de café », dont l’humour n’est pas la qualité première, en vient même à jouer avec les mots ! Jusqu’à ce que, excédée, elle finisse par lancer un défi :

— […] Tu as vu à quoi ça ressemble l’électricité allumée dans la chambre d’un mort ? Viens voir, tiens.
— Oui, évidemment vous avez raison. Ça éclaire trop. Éteins. Je ne sais pas si c’est le froid mais j’en ai la chair de poule. (32)

21Par la voix cette fois d’une autre femme, voilà le lecteur indirectement confronté, sous la lumière crue de l’électricité, à ce que nul ne voulait voir, à ce que caillettes et vin blanc étaient censés faire oublier : le corps gisant du pauvre Albert. On comprend alors pourquoi le clair-obscur des cierges, qui estompe la réalité physique de la mort, convenait mieux à la chambre mortuaire.

22Mais si la solution de laisser l’électricité est d’un commun accord définitivement abandonnée, que faire ? Deux solutions sont envisagées, tour à tour réfutées pour des raisons opposées. Laisser la porte ouverte, c’est laisser entrer dans la cuisine le froid de la chambre, mais aussi, on le devine, celui de la mort : « C’est la dernière des choses. On va geler. Demain matin on nous trouvera raides. Il vient une bise de cette porte ! » (32). La mort serait-elle contagieuse ? On ne sait jamais. Ou bien : « Le laisser tout simplement sans cierges. » Mais alors c’est le pauvre Albert qui serait à plaindre, du moins pour la plus sensible des femmes (disons la « buveuse de café »), qui parle de lui comme d’un enfant : « Je ne peux pas supporter l’idée de le laisser seul dans le noir. » Une autre cependant (disons le Contre) représente un point de vue froidement objectif sur la mort que l’on a déjà entendu exprimé : « Pourtant, si on réfléchit bien, qu’est-ce qu’il en fait, de sa lumière ? » Certes, mais la « buveuse de café » lui oppose son scénario fantasmatique de la mort dévoratrice : « Je sais, mais je m’imagine qu’il y a des bêtes qui viennent ; qui le mangent. » Au bout du compte, cependant, les convenances ne sont jamais loin : « Et enfin, si ça arrivait, qu’est-ce qu’on dirait de nous demain ? » Sacrifier les vivants ou sacrifier le mort ? Finalement, la découverte des cierges neufs met fin au dilemme des veilleuses.

23Mais à trop parler du mort, à trop le voir même, il va être difficile de revenir aux caillettes et au vin blanc : « Avec tout ça, le pain est froid », déclare une femme dépitée. Mais une autre tente de remettre la veillée sur ses rails : « En tout cas maintenant on est tranquille. Mets-en un beau de chaque côté de sa tête. Est-ce qu’ils sont bien solides dans les bougeoirs ? Ne t’en occupe plus, tire bien la porte et viens ici. » (33). Voilà le pauvre Albert de nouveau congédié, la cuisine bien séparée de la chambre mortuaire. Mais ce n’est pas si simple. Le soupçon s’est insinué sur ces caillettes qui semblaient quelques instants avant si appétissantes. D’où une dernière controverse, qui porte sur le fait de mettre le couvert, donc de « s’installer », et sur l’aspect de la nourriture.

24Le premier point relève ici encore des convenances. « Qu’on prenne des forces, je veux bien, mais vous vous attablez » (34), reproche la « buveuse de café ». Et elle ne craint pas d’en appeler au divin : « La mort, c’est sacré » (34). Ce qui lui vaut une répartie vigoureuse d’une autre femme, la même sans doute qui tout au long de la séquence oppose aux délicatesses et aux imaginations ses vérités premières (disons donc le Contre) : « Eh bien ! ce n’est pas parce que j’ai mis mon cul sur une chaise et que je me suis tirée près d’une table qu’elle sera moins sacrée. Tu es plus royaliste que le roi, toi. » Et Thérèse, sollicitée pour sa longue expérience, de confirmer : « Il a passé un temps, moi je me souviens, où, pour les morts, c’était un grand banquet. » La tradition populaire prescrit donc de faire honneur aux morts en nourrissant les vivants, contrairement à une valorisation plus sentimentale, romantique, de la douleur individuelle (« Quand on perd quelqu’un, on n’a pas envie de manger », dit la « buveuse de café »). Car la vie commande : « Ce sont des manières. À un moment ou l’autre, il faut bien que tu recommences. Et puis, il faut nourrir la douleur. » Mais au fait, de quelle douleur est-il question ici ?

— Tu ne vas pas nous faire croire que c’est la mort d’Albert qui t’empêche de manger ?
— Non. C’est que ce machin blanc ne me donne pas envie. (35)

25Tel est en effet le second point de cette nouvelle controverse, plus important car touchant à l’imaginaire et non plus aux convenances :

— Tire-moi donc ces caillettes du pot, qu’on voit un peu leurs figures.
— Eh bien ! laissez-moi vous dire que ça n’a pas un bel aspect.
— Qu’est-ce que tu y trouves de mal ?
— Vous avez des yeux comme moi. Je ne veux pas être une empêcheuse de danser en rond.
— Nous ne voyons pas.
— Cette blancheur me répugne.
— C’est de la graisse.
— Et vous pouvez vous mettre de la graisse dans le coco en pleine nuit, comme ça ?
— Pourquoi pas ? Qu’est-ce que la nuit vient faire là-dedans ?
— Mon cœur se soulève. Manger des choses blanches dans la maison d’un mort !
— Elle cherche midi à quatorze heures !
— Si tu n’en veux pas, n’en dégoûte pas les autres. (33)

  • 6 Jacques Chabot, dans un esprit carnavalesque, va plus loin : « Si cette mo...

26La dégoûtée est de toute évidence la « buveuse de café », qui déjà ne voulait prendre qu’une seule tartine, « pour voir ce que c’est, ces fameuses caillettes de l’Albert » (30). Mais elle est depuis entrée dans la chambre mortuaire et, choquée par la vision du cadavre d’Albert brutalement éclairé par l’électricité, elle projette à présent sur les caillettes son teint livide et logiquement ne peut plus y toucher. Elles sont devenues tout à la fois la métonymie d’Albert vivant (il les a fabriquées) et la métaphore d’Albert mort (elles lui ressemblent). N’ont-elles pas d’ailleurs des « figures », comme les humains ? Mais pour cette femme, elles ne sont plus que des « choses blanches », informes, innommables, et donc inconsommables. Malgré la porte fermée, le mort a envahi l’espace jusqu’alors préservé de la cuisine, de la vie. Comment pourrait-on manger ces caillettes sans tomber dans une sorte d’anthropophagie symbolique ? « Je trouve que vous êtes sans gêne. Le pauvre Albert est à peine étendu raide sur son lit, et tout de suite vous lui mangez ses caillettes. » (33-34). La redondance du pronom personnel et du déterminant possessif dit assez l’identification de l’homme à ce qu’il a fabriqué6.

27Mais cela ne semble pas gêner les autres femmes, comme si le principe de vie devait passer symboliquement du mort aux vivants par une consommation qui instaure, parallèlement au rituel catholique de la veillée funèbre, un autre rituel, à la fois plus archaïque et plus joyeux. Encore n’est-il pas sans rapport, sur un mode parodique, avec cet autre repas qu’est la communion : « Ceci est mon corps », pourrait dire alors le pauvre Albert, Christ dérisoire offrant ses caillettes en sacrifice pour la rédemption de l’humanité souffrante. Il y a finalement quelque chose de joyeusement sacré, en même temps que de transgressif, dans la dégustation des caillettes. Et la dégoûtée même y succombera :

— […] Ferme les yeux et goûte, tu verras.
— En effet, c’est rudement bon. (35)

28Voilà donc l’Albert prestement dévoré. Mais n’est-ce pas finalement un juste retour des choses ? Car, propriétaire de trente-deux cochons, « [l]’Albert était très carnassier »…

29Il sera d’ailleurs encore un peu question d’Albert et de ses cochons à propos du « gros blond », marchand de bestiaux réputé pour se présenter fort opportunément lorsqu’un propriétaire va mourir : « […] le gros blond est bien arrivé pile ici juste le lendemain du jour où le docteur a dit que l’Albert était perdu. » (40). Et seul « celui qui est étendu raide mort, là à côté » sait ce qu’il a dit à l’Albert pour le convaincre de lui vendre ses cochons à un prix avantageux (42). Puis le pauvre Albert s’effacera pour laisser place à une histoire d’une tout autre envergure : l’histoire de Thérèse, l’histoire des Numance.

La hantise du hors-scène

30Pour passif et muet qu’il soit à l’évidence, Albert n’en est donc pas moins un personnage important dans le dispositif des Âmes fortes, et d’autant plus important qu’il est invisible. C’est bien en dramaturge que Giono, dont on sait qu’il s’est essayé au théâtre, mais a incontestablement mieux réussi à théâtraliser le roman, organise la présence/absence du mort dans les cinquante premières pages de manière à ce qu’elle pèse sur la suite de tout son poids d’ombre. Mais nul besoin pour lui de scénographie : on l’a dit, c’est par le seul dialogue qu’il crée ce hors-scène. La chambre mortuaire, dans laquelle le lecteur a le sentiment de ne jamais entrer, tire toute son existence inquiétante de ce que les paroles des veilleuses donnent à entrevoir : la bouche ouverte du mort, le froid qui passe par la porte ouverte, l’obscurité angoissante ou au contraire la lumière cruelle qui s’y établissent. Et Giono joue de la porte comme de l’élément de décor à la fois le plus simple et le plus efficace pour matérialiser la frontière entre la vie et la mort, la faisant ouvrir ou fermer selon qu’il veut rappeler la présence du pauvre Albert ou au contraire la faire oublier.

  • 7 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au ...

  • 8 Jacques Chabot, « Carnaval et banquet dans Les Âmes fortes », Bulletin de ...

31Tel est en effet, on l’a vu, l’enjeu de ce début de roman : se laissera-t-on ou non gagner par la pensée de la mort ? Or, le dispositif inventé par Giono met puissamment en scène cette lutte. La vie a pour siège la cuisine bien chauffée et éclairée, pour armes la parole, la nourriture et le vin. Elle participe d’une culture populaire qui est celle du « bas corporel » et de l’irrévérence dont Jacques Chabot a bien montré, à travers Rabelais lu par Bakhtine7, le lien avec le carnaval8. La mort a pour siège la chambre d’Albert, sombre, glaciale, antichambre de la tombe, et qui participe du sacré, quand la cuisine est par essence profane. Toute la joute verbale des femmes autour du pauvre Albert consiste d’un côté (celui de la « buveuse de café ») à céder à l’emprise de la mort, de l’autre (le Contre en particulier, mais l’on devine que Thérèse est pour l’heure son alliée) à réaffirmer la puissance de la vie. C’est pourquoi la première ne cesse de rappeler la présence obsédante du mort dans la pièce contiguë, tandis que les autres veulent l’oublier et préfèrent penser à l’Albert vivant, avec ses défauts (il battait sa femme) et ses qualités (il excellait dans la fabrication des caillettes).

  • 9 Ibid., p. 127.

32Mais le propre du hors-scène est de tendre à envahir la scène. Le froid glacial qui émane de la chambre mortuaire est la forme matérielle de cette invasion, et c’est pourquoi les femmes veulent tenir la porte fermée. Mais il est des formes plus pernicieuses d’invasion, par la pensée. Ainsi, la « buveuse de café », en jetant le soupçon sur l’aspect des caillettes d’Albert, fait entrer la mort (sa blancheur, le dégoût physique qu’elle inspire) dans l’espace de la vie, l’invite à la table même où s’apprêtait un joyeux repas, d’où la réaction vitale de l’une des femmes : « Si tu n’en veux pas, n’en dégoûte pas les autres. » (33). Finalement, c’est la vie qui l’emporte puisque même la « buveuse de café » finit par manger et apprécier les caillettes, à condition toutefois de fermer les yeux : car la vision, à l’opposé du goût et de l’odorat, étant le sens le plus intellectuel, celle qui « cherche midi à quatorze heures » doit impérativement la neutraliser pour jouir du plat délicieux (33). Entrant ainsi dans le jeu des autres femmes, celle qui imaginait le pauvre Albert dévoré dans le noir par des bêtes accepte à présent de manger les caillettes auxquelles elle l’identifiait quelques instants plus tôt, et même y prend goût. Comme l’écrit Jacques Chabot, « [à] la mort ogresse le banquet oppose la gueule réjouie de l’être vivant, du bien vivant, qui bâfre hyperboliquement le monde et même la Mort. C’est alors l’avalé qui devient avaleur, dans ce que Bakhtine appelle “l’image grotesque unique de l’univers mangé-mangeur9 ».

  • 10 « Les carnets de travail des Âmes fortes », Revue Giono, n° 9, 2016, p. 80.

  • 11 Idem.

33Le champ est à présent libre pour le déploiement du récit. Mais que reste-t-il du pauvre Albert une fois commencée la grande histoire de Thérèse et des Numance ? Il n’a plus besoin d’être nommé pour être toujours présent, et Giono a bien compris la valeur essentiellement dramatique de cette présence cachée, dont témoigne une note allusive de son carnet de travail : « vrai contre faux (ce qui explique dramatiquement pourquoi le débat se déroule au chevet d’un mort)10 ». Le romancier en est encore à considérer que Thérèse ment et que le Contre rétablit la vérité (il finira par reconnaître que la vérité est indécidable). Mais ce qui importe est que cette question de la vérité trouve dans la confrontation à la mort sa portée dramatique. Car c’est toujours au regard de la condition mortelle de l’homme qu’il faudra comprendre les passions humaines, réelles ou inventées, qui seront l’objet du récit. Qu’il s’agisse de donner sans mesure ou de boire le sang d’autrui, ne s’agit-il pas toujours de se détourner de l’ennui et de la pensée de la mort ? Ainsi le corps glacé du pauvre Albert demeure-t-il tout au long de la nuit à l’arrière-plan du récit, comme ces crânes des vanités baroques éclairés par quelque flamme symbolisant la brièveté de la vie, pendant que, note encore Giono dans son carnet, « le vrai et le faux [sont] en train de se battre comme des chiens autour d’un panier d’os11 ».

Notes

1 L’édition de référence sera l’édition « folio » (Gallimard, 2016). Les numéros de pages seront donnés entre parenthèses après la citation.

2 Nouvelle reprise dans Faust au village, qui devait être complétée par une autre, intitulée « La veillée » (voir les notices de Robert Ricatte pour Faust au village et Les Âmes fortes dans les Œuvres romanesques complètes, t.V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980).

3 Voir l’article de Marcel Neveux, « Thérèse ou les destinées », qui lit les différentes versions de l’histoire à la lumière de Leibniz (Roman 20-50, n° 3, juin 1987, p. 55-64).

4 Robert Ricatte a bien montré, dans sa notice de la Pléiade, que Berthe ne peut être confondue avec le Contre, même si Giono a donné tardivement son prénom, dans l’« album inédit » publié en 1959 avec la réédition des Âmes fortes pour le Club des libraires de France, à celle qui « connaî[t] le dessous des choses ».

5 L’existence d’une quatrième veilleuse est confirmée plus loin par une réplique : « Dites, Thérèse, tout ça est bien joli mais ce que nous voudrions, nous, c’est la suite. Que ce soit une chose ou l’autre laisse-la dire, toi. » (75, je souligne). Toi référant au Contre, nous renvoie bien à deux femmes au moins.

6 Jacques Chabot, dans un esprit carnavalesque, va plus loin : « Si cette mort mangeuse d’homme est également et surtout castratrice, un mauvais esprit, mal entendant, pourrait supposer que les commères, dans un rite apotropaïque, mangent, révérence parler, les “couillettes” du mort. » (« Un roman à coulisses », Roman 20-50, n° 3, juin 1987, p. 30).

7 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

8 Jacques Chabot, « Carnaval et banquet dans Les Âmes fortes », Bulletin de l’Association des Amis de Jean Giono, n° 14, 1981, p. 105-136.

9 Ibid., p. 127.

10 « Les carnets de travail des Âmes fortes », Revue Giono, n° 9, 2016, p. 80.

11 Idem.

Pour citer cet article

Jean-Yves Laurichesse, «L’ombre du « pauvre Albert » dans Les Âmes fortes», Op. Cit. [En ligne], Op. Cit., Agrégation lettres 2017, XXe siècle, mis à jour le : 20/09/2016, URL : http://opcit.ramure.net/opcit/index.php?/op-cit/agregation-2017/xxe-siecle/index.php?/op-cit/agregation-2017/xxe-siecle/96-l-ombre-du-pauvre-albert-dans-les-ames-fortes.

Quelques mots à propos de :  Jean-Yves Laurichesse

Université Toulouse-Jean Jaurès

Laboratoire Patrimoine, Littérature, Histoire

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