XVIIIe siècle
Agrégation lettres 2017

Sylviane ALBERTAN-COPPOLA

Diderot, « moraliste de l'honnête ».

Article
  • 1 Diderot, Correspondance, par G. Roth, puis J. Varloot, Paris, Les Éditions...

  • 2 Jacques le fataliste, Œuvres complètes de Diderot, par R. Lewinter, Paris,...

  • 3 Corr., t. IX, p. 154 (lettre à Mme de Maux, probablement de la fin septemb...

1La question morale est au cœur du Neveu de Rameau, comme elle est au centre de la philosophie matérialiste de Diderot, qui peine à concilier nécessité et morale : « s'il n'y a point de liberté, il n'y a point d'action qui mérite la louange ou le blâme. Il n'y a ni vice, ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier », écrit-il à Landois le 29 juin 17561. Cette conséquence inéluctable de son déterminisme se heurte à l'évidence intérieure de liberté propre à tout être humain, tel Jacques qui, oubliant son fatalisme, se défend autant qu'un autre2 ou Diderot lui-même ne se résolvant pas à ne pas aimer librement Mme de Maux : « J'enrage d'être empêtré d'une diable de philosophie que mon esprit ne peut s'empêcher d'approuver et mon cœur de démentir3 ». Le Neveu de Rameau se fait l'écho de ce tiraillement intérieur du philosophe, qui trouve dans la forme dialogique un moyen privilégié d'expression.

  • 4 Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 43. Les n...

2Parmi les diverses facettes sous lesquelles se présente le débat moral dans l'œuvre (vice et vertu, liberté et éducation, justice et utilité sociale...), l'opposition entre l'honnêteté et la malhonnêteté est l'une des plus marquées. Elle est posée dès le départ dans le portrait du Neveu par le Philosophe : « Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu'il en a reçu de mauvaises, sans pudeur4 ». Le Neveu serait ainsi un Diderot plus audacieux, poussant jusqu'au bout les conséquences de ses choix philosophiques.

  • 5 Le Neveu de Rameau, Genève, Droz, 1963, « Introduction », p. LXXXIV.

  • 6 Sur cette question, voir S. Albertan-Coppola, « Le Neveu de Rameau : un ro...

3Cependant, si l'on en juge par les nombreuses occurrences de termes appartenant au champ lexical de l'honnêteté dans ce long entretien qu'est Le Neveu de Rameau, le débat est loin d'être tranché : Diderot ne perd pas l'espoir de concilier matérialisme et morale, au point que Jean Fabre, fin connaisseur de la pensée du philosophe, le présente dans son édition critique du Neveu de Rameau comme un « moraliste de l'honnête5 ». En quels termes la question de l'honnêteté est-elle posée dans l'œuvre ? Quels liens entretient-elle avec d'autres thèmes fondamentaux comme ceux de l'harmonie en musique ou du bonheur en société ? De quelle manière Diderot tire-t-il parti du genre hybride propre au Neveu de Rameau, qui hésite entre dialogue philosophique, écriture dramatique et forme romanesque6 pour « faire sortir », sinon « la vérité » (p. 45), du moins tous les tenants et aboutissants de ce problème central de la morale qu'est la définition de l'honnête ? Telles sont quelques-unes des interrogations suscitées par le texte de Diderot auxquelles nous tenterons de répondre.

  • 7 « LUI. – [...] Si Berthinus vivait doucement, paisiblement avec sa maîtres...

  • 8 « Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrang...

  • 9 « LUI. – [...] Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le traduise ...

  • 10 « MOI. – [...] il y a peu de métiers honnêtement exercés » (p. 83).

  • 11 « Vous le prendriez à peu près pour un honnête homme » (p. 43) ; « Vous a...

4L'adjectif « honnête » apparaît une vingtaine de fois dans l'œuvre, dont une sous la forme substantivée de « l'honnête », mais le nom d' « honnêteté » n'est utilisé qu'une fois7. Les antonymes (« déshonnête8 » et « malhonnête9 ») n'interviennent que trois fois en tout et l'adverbe « honnêtement » une seule fois10. Le terme « honnête » est visiblement employé dans son sens moral de « probe » plutôt que dans son sens « social » d'homme du monde rompu aux bonnes manières, même quand l'adjectif est antéposé au nom dans le syntagme « honnête homme11». MOI semble postuler qu'il existe des honnêtes gens (« s'il est nécessaire, comme beaucoup d'honnêtes gens l'imaginent », p. 57 ; « Cela vous est pourtant arrivé avec les honnêtes gens chez qui vous viviez », p. 106), alors que LUI s'emploie à interroger cette notion. Les honnêtes gens seraient ainsi la cible du Neveu enrichi : « qu'on me déchire les honnêtes gens, et on les déchirera, si l'on en trouve encore » (p. 85).

5C'est dans la discussion sur les « idiotismes moraux » que cette divergence ressort le plus nettement. Selon LUI, les exigences d'une profession justifient des entorses à la morale commune, choquantes aux yeux de MOI :

LUI. – Et le souverain, le ministre, le financier, le magistrat, le militaire, l'homme de lettres, l'avocat, le procureur, le commerçant, le banquier, l'artisan, le maître à chanter, le maître à danser, sont de fort honnêtes gens, quoique leur conduite s'écarte en plusieurs points de la conscience générale, et soit remplie d'idiotismes moraux. (p. 83)

6Mais la remise en cause de l'honnêteté, comme contraire à l'intérêt de l'individu, est latente dans le discours du Neveu. Il souligne qu'elle ne fait pas le bonheur :

LUI. – [...] Mais à votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens ?
MOI.­ – Pour être heureux ? Assurément.
LUI. – Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne sont pas heureux ; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes. (p. 90).

LUI. – [...] Au reste, souvenez-vous que dans un sujet aussi variable que les mœurs, il n'y a d'absolument, d'essentiellement, de généralement vrai ou faux, sinon qu'il faut être ce que l'intérêt veut qu'on soit : bon ou mauvais ; sage ou fou ; décent ou ridicule ; honnête ou vicieux. (p. 112)

7Pour LUI, non seulement l'honnêteté n'est pas nécessaire pour être heureux, mais elle peut constituer un obstacle au bonheur. Si le choix qu'a fait le Neveu de dépendre d'un autre pour sa subsistance est aux yeux du Philosophe « la ressource la moins honnête », le Neveu considère que c'est pour avoir cédé à la tentation de la franchise qu'il s'est trouvé privé de la protection de Bertin (p. 91). De même, prodiguer à son fils une éducation tournée vers l'honnêteté ne saurait que lui nuire si telle n'était pas la pente donnée par son hérédité (« la molécule paternelle ») :

S'il est destiné à devenir un homme de bien, je n'y nuirai pas. Mais si la molécule voulait qu'il fût un vaurien comme son père, les peines que j'aurais prises, pour en faire un homme honnête, lui seraient très nuisibles ; l'éducation croisant sans cesse la pente de la molécule, il serait tiré comme par deux forces contraires, et marcherait tout de guingois, dans le chemin de la vie, comme j'en vois une infinité, également gauches dans le bien et dans le mal ; c'est ce que nous appelons des espèces, de toutes les épithètes la plus redoutable, parce qu'elle marque la médiocrité, et le dernier degré du mépris. Un grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est point une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût repris le dessus et ne l'eût amené à la parfaite abjection où j'en suis, il lui faudrait un temps infini ; il perdrait ses plus belles années. (p. 146-147)

  • 12 Les adjectifs « abject », « vil », « bas », « méprisable » sont donnés po...

  • 13 Voir la note 1 de Pierre Chartier, Le Neveu de Rameau, op.cit., p. 119.

8C'est de cette conception mécaniste que relève le « pacte tacite » par lequel les hôtes de Bertin rendront tôt ou tard le mal pour le bien (p. 116). Helvétius n'a pas à se plaindre que « Palissot le traduise sur la scène comme un malhonnête homme » (p. 120) : il ne pouvait attendre un autre procédé de pareil scélérat. « Et ceux qui s'attendent à des procédés honnêtes, de la part des gens nés vicieux, de caractères vils et bas12, sont-ils sages ? » (p. 122). Tombe ainsi la faute morale de la malhonnêteté, au profit d'une conception cynique, d'inspiration hobbesienne, de l'action conforme à la nature violente de l'homme13. La « grosse Comtesse » (sans doute Mme de La Marck) a tort elle aussi d'espérer autre chose que des bassesses de la part des « espèces » — c'est-à-dire le contraire des honnêtes hommes — qu'elle accueille : « [...] ces espèces vous font des vilénies, vous en font faire, et vous exposent au ressentiment des honnêtes gens. Les honnêtes gens font ce qu'ils doivent ; les espèces aussi ; et c'est vous qui avez tort de les accueillir » (p. 121).

9De la révision par le Neveu de la notion « de l'honnête » découle d'autre part la théorie provocatrice du sublime dans le mal, point culminant de l'affrontement entre LUI et MOI, éminemment illustrée par l'histoire du renégat d'Avignon :

LUI. – S'il importe d'être sublime en quelque genre, c'est surtout en mal. On crache sur un petit filou ; mais on ne peut refuser une sorte de considération à un grand criminel. Son courage vous étonne. Son atrocité vous fait frémir. On prise en tout l'unité de caractère14. (p. 124)

  • 15 Allusion à la promesse faite par Yahvé à Abraham : « Contemple donc le ci...

  • 16 Le thème est aussi abordé dans le chapitre XVIII (« Des mœurs ») du Disco...

10Par un renversement paradoxal, l'honnête homme se trouve ainsi dévalorisé par rapport au malfaiteur. « Un bon et honnête de ces descendants d'Abraham, promis au père des croyants, en nombre égal à celui des étoiles15 » (p. 125) est relégué au rang de victime sans relief et ce « bon homme » (p. 151) de Philosophe est jugé incapable d'égaler l'infâme renégat : « Vous avez bien fait d'être un honnête homme ; vous n'auriez été qu'un friponneau » (p. 124). Celui qui s'empare des biens de son ami juif n'est en effet qu' « un coquin méprisable à qui personne ne voudrait ressembler » (p. 127), mais vient-il à le dénoncer en sus à l'Inquisition, qu'il en devient un sublime méchant16.

11La notion « de l'honnête » se trouve donc passablement malmenée dans Le Neveu de Rameau. Au prime abord qualifiée avec assurance par le Philosophe de « brouillée » dans la tête du Neveu, elle ne cesse d'être mise en question, de manière croissante, au fil du dialogue. Quand MOI, au début, exprime haut et fort sa désapprobation envers le riche qui aurait employé « d'une façon déshonnête » son opulence, LUI rétorque non sans provocation que « c'est un état honnête » que de servir d'entremetteur – cet « homme officieux qui soulage, par la variété, les maris, du dégoût d'une cohabitation habituelle avec leurs femmes » – à l'instar de certaines gens « titrés » (p. 54). Plus loin, c'est justement ce rôle lucratif d'intermédiaire que le Neveu, contre toute morale, s'assigne dans une piquante saynète auprès de « la fille d'un de nos bourgeois » qu’ « un beau monsieur, jeune et riche » a trouvée à son goût : « – Et maman qui me recommande tant d'être honnête fille ? qui me dit qu'il n'y a rien dans ce monde que l'honneur ? – Vieux propos qui ne signifient rien » (p. 66). La pantomime qui accompagne le brillant soliloque du Neveu destiné à justifier son activité d'entremetteur provoque cette fois chez son interlocuteur une réaction mitigée :

Je l'écoutais ; et à mesure qu'il faisait la scène du proxénète et de la jeune fille qu'il séduisait ; l'âme agitée de deux mouvements opposés, je ne savais si je m'abandonnerais à l'envie de rire, ou au transport de l'indignation. Je souffrais. Vingt fois un éclat de rire empêcha ma colère d'éclater ; vingt fois la colère qui s'élevait au fond de mon cœur se termina par un éclat de rire. J'étais confondu de tant de sagacité, et de tant de bassesse ; d'idées si justes et alternativement si fausses ; d'une perversité si générale de sentiments, d'une turpitude si complète, et d'une franchise si peu commune. Il s'aperçut du conflit qui se passait en moi : Qu'avez-vous ? me dit-il. (p. 68)

12Ce conflit interne provoqué en MOI par la prestation de LUI pousse alors le Philosophe « troublé » à demander au Neveu, faute de meilleure échappatoire, de « changer de propos » (p. 69).

13C'est le début d'une série d'atteintes aux convictions du Philosophe qui le conduiront à vaciller dans son être au moment où, à l'issue du terrible épisode du renégat d'Avignon, le Neveu lancera son cri de triomphe « Vivat Mascarillus, fourbum imperator ! », l'enjoignant à faire chorus :

Je ne savais, moi, si je devais rester ou fuir, rire ou m'indigner. Je restai dans le dessein de tourner la conversation sur quelque sujet qui chassât de mon âme l'horreur dont elle était remplie. Je commençais à supporter avec peine la présence d'un homme qui discutait une action horrible, un exécrable forfait, comme un connaisseur en peinture ou en poésie, examine les beautés d'un ouvrage de goût ; ou comme un moraliste ou un historien relève et fait éclater les circonstances d'une action héroïque. (p. 128-129)

  • 17 Suivant la formule de Condillac, héritée de Locke, nihil est in intellect...

  • 18 Le Philosophe, après un temps d'accablement, finira par reprendre le dess...

14Perdant la superbe assurance qu'il affichait au moment de la rencontre, le Philosophe devient alors « sombre » malgré lui et le Neveu lui trouve « l'air soucieux d'un homme tracassé de quelque idée fâcheuse » (p. 129). La mise en scène du déchirement du Philosophe confère ainsi une expression dramatique au débat moral qui court dans tout l'entretien du Neveu de Rameau. Ce faisant, non seulement elle rend ce déchirement plus sensible au lecteur, conformément aux convictions sensualistes de Diderot17, mais elle apporte une preuve expérimentale de la fragilité de la morale de l'honnêteté. En somme, l'amoral Neveu a réussi à « brouiller » – au moins provisoirement18 – les « notions de l'honnête et du déshonnête » dans la tête du Philosophe !

  • 19 Cf. « Il y a dans les livres inspirés deux morales : l'une générale et co...

  • 20 Cf. « il [...] se composait à lui-même, un chant de triomphe, où l'on voy...

15Si Diderot peut être considéré, suivant le mot de J. Fabre, comme un « moraliste de l'honnête », ce n'est donc pas au sens classique du terme. Si MOI prévoit « beaucoup de morale » – à côté de la grammaire, de la fable, de l'histoire, de la géographie et d' « un peu de dessin » – dans l'éducation de sa fille, LUI se charge de lui faire remarquer la contradiction de tous ceux qui professent la morale sans la mettre en application : « Vraiment, je sais bien que si vous allez appliquer à cela certains principes généraux de je ne sais quelle morale qu'ils ont tous à la bouche, et qu'aucun d'eux ne pratique, il se trouvera que ce qui est blanc sera noir, et que ce qui est noir sera blanc19 » (p. 82). Il admet volontiers en revanche qu'il y a fort à apprendre des « moralistes qui ont mis la morale en action » (p. 111), même si plus tard il remontrera au Philosophe qu' « il n'y a point de principe de morale qui n'ait son inconvénient », sur lequel « il faut fermer les yeux » : tant pis si son « petit sauvage » de fils, initié à l'importance de l'or, en vient à voler, pire à tuer, pour se l'approprier (p. 149). Il est, semble-t-il, des morales immorales, comme celle dont se vante le Neveu de Rameau. Au Philosophe qui s'étonne « qu'avec [...] une si grande sensibilité pour les beautés de l'art musical », il soit « aussi aveugle sur les belles choses en morale » (p. 145) et qui ne lui cache pas qu'il l' « aime mieux musicien que moraliste20 », le Neveu répond, sûr de lui : « Je suis pourtant bien subalterne en musique, et bien supérieur en morale » (p. 151).

  • 21 OC, éd. Hermann, t. XXV, p. 425-426. Cf. Satire première : « Le tic d'Hor...

  • 22 Corr., t. III, p. 195 (lettre du 26 octobre 1760).

16Que Diderot écrive Le Neveu de Rameau en « moraliste de l'honnête » ne signifie pas par conséquent qu'il y fasse profession de morale. Plus tard, dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1782), il se donnera comme le Neveu pour un moraliste honorable : « Je me crois passable moraliste, parce que cette science ne suppose qu'un peu de justesse dans l'esprit, une âme bien faite, de fréquents soliloques et la sincérité la plus rigoureuse avec soi-même, savoir s'accuser, et ignorer l'art de s'absoudre21 ». Mais il n'adhère pas pour autant au manège hypocrite des soi-disant gens de bien. Si le Neveu n'a pas cette justesse d'esprit que requiert la science morale telle que la définit Diderot et, au lieu d'une âme bien faite n'a qu' « une âme de boue » (p. 168), du moins possède-t-il cette qualité rare qu'est la « franchise » (p. 68), qui le place au-dessus de « ce qu'on appelle d'honnêtes gens », dont la bonne conscience heurte Diderot : « Au nom de l'honnêteté, mon visage se décomposerait, et la sueur me coulerait le long du visage », confie-t-il en 1760 à son amie de cœur Sophie Volland22. C'est de ce fait à une révision complète du terme d'honnêteté que nous invite Diderot dans Le Neveu de Rameau, non pas à travers la seule figure anticonformiste du Neveu mais aussi grâce à la faculté qu'il lui prête de « fai[re] sortir la vérité » et « fai[re] connaître les gens de bien », tel un catalyseur, par sa seule présence. Foin des « conventions de société » et des « bienséances d'usage » qui couvrent d'un vernis uniformisant autant qu'hypocrite les individus (p. 44-45). La « notion de l'honnête » ne résiste pas à pareille opération de dévoilement :

Et l'ami Rameau, s'il se mettait un jour à marquer du mépris pour la fortune, les femmes, la bonne chère, l'oisiveté, à catoniser23, que serait-il ? un hypocrite. Il faut que Rameau soit ce qu'il est : un brigand heureux avec des brigands opulents ; et non un fanfaron de vertu, ou même un homme vertueux, rongeant sa croûte de pain, seul, ou à côté des gueux. (p. 93)

17La critique par le Philosophe du comportement amoral du Neveu tourne ainsi curieusement à l'éloge de sa sincérité. D'abord, c'est le Neveu lui-même qui se glorifie d'être ce qu'il doit être, de crainte d'être hypocrite, mais à l'issue de l'échange au cours duquel LUI défend le mode d'éducation fondé sur l'or qu'il réserve à son fils, le lecteur est surpris de voir le narrateur reconnaître – « en vérité » – la supériorité de cet « original » sur ses semblables en raison de sa franchise :

Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu'on pense, d'après lesquelles on se conduit ; mais qu'on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours24. Il avouait les vices qu'il avait, que les autres ont ; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était ni plus ni moins abominable qu'eux ; il était seulement plus franc, et plus conséquent ; et quelquefois profond dans sa dépravation. (p. 150)

  • 25 Voir la note 3 de Pierre Chartier, Le Neveu de Rameau, op.cit., p. 151.

18La description psychologique sert ici d'appui à une satire sociale (celle de « nos mœurs », ibid.), avant de déboucher, cette fois dans la bouche du Neveu, sur une réflexion politique, exprimée en termes d'esthétique. L'objectif n'est pas pour LUI de prodiguer à son enfant une éducation qui lui assure fortune et position dans la société, mais de lui permettre d'aller loin dans le vice sans entacher sa réputation ni tomber sous le coup de la loi : « Ce sont des dissonances dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver. Rien de si plat qu'une suite d'accords parfaits. Il faut quelque chose qui pique, qui sépare le faisceau, et qui en éparpille les rayons » (p. 151). Il ne faut pas voir une simple métaphore dans ce transfert du langage musical au domaine de l'éducation morale mais l'expression du monisme matérialiste de Diderot, qui conçoit le monde comme un vaste ensemble dont tous les éléments concourent à l'unité du grand tout. C'est pour la même raison que, inversement, il recourt au vocabulaire de la physiologie (« faisceau », « rayons », ou encore « fibre », p. 146) pour traiter de musique25.

  • 26 Cf. Diderot, Lettre sur les sourds et muets (1751) : « Plusieurs fois, da...

  • 27 Voir à ce sujet S. Albertan-Coppola, « Rira bien qui rira le dernier », d...

  • 28 Son ami Meister a écrit que « Diderot conversait bien moins avec les homm...

19C'est bien à un Diderot bicéphale26 qu'on a affaire dans Le Neveu de Rameau. Il n'est pas question d'identifier exactement le personnage du Philosophe à Diderot, pas plus qu'il n'est possible de voir dans l'extravagant Neveu le parfait reflet de l'individu bohème et contestataire qu'a pu être l'auteur dans sa jeunesse27. Le Neveu de Rameau est l'une de ces nombreuses œuvres où Diderot s'entretient avec lui-même28. Le fin mot de la morale selon Diderot n'est ni dans la bouche du Philosophe ni dans celle du Neveu, ni même dans celle du narrateur. C'est la voix de l'œuvre tout entière qui, à travers ses entortillements, ses contradictions et ses apories, livre au lecteur la pensée bouillonnante et transgressive de Diderot sur « l'honnête ». Comment ne pas voir, par exemple, dans la façon dont MOI et LUI s'accordent à décrier les mœurs de leur nation l'affleurement d'une idée chère à Diderot selon laquelle ce sont les mauvaises lois qui font les mauvaises mœurs et non l'inverse ?

MOI. – Il me semble que les talents agréables, même médiocres, chez un peuple sans mœurs, perdu de débauche et de luxe, avancent rapidement un homme dans le chemin de la fortune.

LUI. – [...] Si elle est mauvaise, c'est la faute des mœurs de ma nation, et non la mienne. [ À propos de l'éducation de son fils, p. 150 ].

Il est certain que d'après des idées d'institution aussi strictement calquées sur nos mœurs, il devait aller loin à moins qu'il ne fût prématurément arrêté en chemin. [ Commentaire du narrateur, ibid.]

  • 29 Voir l'Entretien d'un père avec ses enfants ou du Danger de se mettre au-...

  • 30 Cf. dans le dossier joint à l'éd. Chartier du Neveu de Rameau la lettre à...

20De ce constat unanime de la corruption des mœurs dans la société française contemporaine découle la résolution du dilemme moral posé dans l'Entretien d'un père avec ses enfants (1771) par la découverte d'un testament déshéritant les parents miséreux d'un défunt au profit d'un riche libraire parisien29. Le père du philosophe qui a été désigné comme exécuteur testamentaire n'a pas à appliquer des lois iniques en dévoilant le testament, pas plus que les juges n'auraient à valider son contenu s'il le faisait30.

21La question des mœurs constitue ainsi un point nodal de la réflexion politique chez Diderot. Si une révolution politique est possible, elle doit forcément passer, comme l'a souligné Annie Ibrahim, par une révolution des mœurs :

Si le Neveu est une sorte d'allégorie des mœurs – « grain de levain qui fermente et restitue à chacun une portion de son individualité naturelle » [p. 44-45] – s' « il fait sortir la vérité ; il fait connaître les gens de bien ; il démasque les coquins » [ibid.], bien malin le philosophe-roi capable de redresser les mœurs si peu que ce soit dans le sens des Lumières31 !

  • 32 « Si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes. Si les lois sont mauvai...

  • 33 Première version de l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Dans ce...

  • 34 De cette préoccupation témoigne l'échange contradictoire entre MOI qui ex...

  • 35 Suivant la théorie des trois codes (code religieux, code civil, code de l...

  • 36 OC, éd. Lewinter, t. X, p. 249 ; OC, éd. Hermann, t. XII, p. 643.

  • 37 Dans Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 228...

22Diderot reviendra sur ce sujet brûlant dans le Supplément au Voyage de Bougainville32 (1772), puis dans l'Essai sur la vie et les écrits de Sénèque33 (1778), sans parvenir à trouver le point d'équilibre dont il rêve entre la libération de l'énergie de nature inhérente à l'homme et la nécessité de préserver la tranquillité publique par une police des mœurs34. Dans le Supplément, après une sévère critique des lois civiles et des lois religieuses qui vont contre les lois naturelles35, le dialogue entre A et B s'achève sur une conclusion plutôt conformiste de B : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les réforme et en attendant nous nous y soumettrons36 ». Cette conclusion rejoint celle de l'Entretien d'un père avec ses enfants, où le père recommande à son fils de ne pas affirmer publiquement sa dangereuse croyance en la supériorité de la morale du sage sur les lois, tout en reconnaissant l'utilité sociale d'une voix dissidente comme la sienne : « Je ne serais pas trop fâché, me répondit-il, qu'il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme toi ; mais je n'y habiterais pas s'ils pensaient tous de même37 ».

  • 38 Le 26 juillet 1756, Denis Diderot écrit à son frère Didier Diderot, le ch...

  • 39 Traduction libre de l'œuvre du philosophe anglais Shaftesbury, An inquiry...

  • 40 Jean Fabre et Jacques Chouillet ont établi que Le Neveu de Rameau a été c...

  • 41 La première mention connue de l'ouvrage date du 12 septembre 1771 : Dider...

  • 42 Significativement, le sous-titre de l'œuvre est Dialogue entre A et B sur...

  • 43 Nous devons cette périodisation à la mise au point de C. Blum dans l'arti...

23Pour bien comprendre la pensée morale de Diderot, il convient, en dernière analyse, de la situer sur un itinéraire intellectuel qui mène le philosophe d'un système de valeurs morales fondé sur la réhabilitation des passions et l'éviction de Dieu de la sphère morale38 — exposé dans des œuvres publiques comme l'Essai sur le mérite et la vertu39 (1745) ou les Pensées philosophiques (1746) — au questionnement des hypothèses morales formulées dans ces œuvres de jeunesse, au sein d'écrits restés manuscrits où pouvait librement s'exprimer la pensée de l'auteur. C'est le cas du Neveu de Rameau40 qui traite d'un individu au goût exquis mais sans conscience et de Jacques le fataliste41 qui pose le problème du libre-arbitre et du déterminisme. A la fin de sa vie, Diderot radicalisera ses positions en ramenant les idées morales à un phénomène uniquement dû à la matière organisée, notamment en 1772 dans un triptyque portant sur la morale sexuelle (Ceci n'est pas un conte, Mme de la Carlière, Supplément au Voyage de Bougainville42), ainsi qu'en 1774 dans l'Entretien d'un philosophe avec la maréchale de *** où il affiche son incrédulité et renverse la morale commune43 :

Madame la maréchale, demandez au vicaire de votre paroisse, de ces deux crimes, pisser dans un vase sacré, ou noircir la réputation d'une femme honnête, quel est le plus atroce ? Il frémira d'horreur au premier, criera au sacrilège ; et la loi civile qui prend à peine connaissance de la calomnie, tandis qu'elle punit le sacrilège par le feu, achèvera de brouiller les idées et de corrompre les esprits44.

  • 45 Diderot exprime cette vue cyclique dans Le Rêve de d'Alembert (1769), OC,...

  • 46 Lire à ce sujet la dispute entre LUI et MOI sur l'importance à accorder a...

24Cette évolution du philosophe Diderot n'exclut pas toutefois une forme d'unité de sa pensée morale. Comme il a pu le dire lui-même, « notre véritable sentiment n'est pas celui dans lequel nous n'avons jamais vacillé, mais celui auquel nous sommes le plus habituellement revenus45 ». A cet égard, un certain nombre d'idées morales récurrentes sous sa plume permettent au lecteur de se faire une idée assez juste du fond de sa pensée : le bonheur est pour l'homme un devoir, le bonheur passe par la vertu et pour être vertueux il faut contribuer au bien d'autrui, autrement dit articuler bonheur individuel et bonheur collectif46. Voilà ce que Diderot entendait par être un honnête homme et à ses yeux penser autrement, qu'on défende une morale de l'intérêt comme le Neveu, la morale chrétienne comme le vicaire de la maréchale ou la morale civile comme les représentants de la loi, c'est avoir les idées bien « brouillées »...

Notes

1 Diderot, Correspondance, par G. Roth, puis J. Varloot, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. [dorénavant Corr.]. T. I, p. 214.

2 Jacques le fataliste, Œuvres complètes de Diderot, par R. Lewinter, Paris, Le Club français du livre, 1969-1973, t. XII, p. 45-46 ; Œuvres complètes, par H. Dieckmann, J. Proust, J. Varloot et alii, Paris, Hermann, 1975 et suiv., t. XXIII, p. 50-51.

3 Corr., t. IX, p. 154 (lettre à Mme de Maux, probablement de la fin septembre 1769).

4 Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 43. Les numéros de page entre parenthèses renverront à cette édition.

5 Le Neveu de Rameau, Genève, Droz, 1963, « Introduction », p. LXXXIV.

6 Sur cette question, voir S. Albertan-Coppola, « Le Neveu de Rameau : un roman non-romanesque ? », Littérature, n° 171, septembre 2013, p. 81-87.

7 « LUI. – [...] Si Berthinus vivait doucement, paisiblement avec sa maîtresse ; si par l'honnêteté de leurs caractères, il s'étaient fait des connaissances honnêtes [...] ; croyez-vous qu'on en eût fait ni bons ni mauvais contes » (p. 121-122).

8 « Il faut que les notions de l'honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête » (p. 43) ; « MOI. – [...] pourvu qu'il n'eût pas employé d'une façon déshonnête l'opulence qu'il aurait acquise par un commerce légitime » (p. 54).

9 « LUI. – [...] Qu'Helvétius jette les hauts cris que Palissot le traduise sur la scène comme un malhonnête homme. [...] » (p. 120).

10 « MOI. – [...] il y a peu de métiers honnêtement exercés » (p. 83).

11 « Vous le prendriez à peu près pour un honnête homme » (p. 43) ; « Vous avez bien fait d'être un honnête homme » (p. 127).

12 Les adjectifs « abject », « vil », « bas », « méprisable » sont donnés pour équivalents par Pierre Richelet dans le Dictionnaire portatif de la langue française, extrait du grand dictionnaire, Lyon, Bruyset Ponthus,1775. Voir la définition de « Abject », t. I, p. 4.

13 Voir la note 1 de Pierre Chartier, Le Neveu de Rameau, op.cit., p. 119.

14 L'unité comme critère esthétique est un thème récurrent chez Diderot. Dans Jacques le fataliste, le maître reproche à l'hôtesse de l'auberge d'avoir « péché contre les règles d'Aristote, d'Horace, de Vida et de le Bossu » en racontant l'histoire de Mme de la Pommeraye, qui par vengeance a fait épouser à son amant infidèle une courtisane, devenue à la fin une Madeleine repentie : « Quand on introduit un personnage sur la scène, il faut que son rôle soit un ; or je vous demanderai, notre charmante hôtesse, si la fille qui complote avec deux scélérates est bien la femme suppliante que nous avons vue aux pieds de son mari » (OC, éd. Lewinter, t. XII, p. 184-185 ; OC, éd. Hermann, t. XXIII, p. 169). Voir aussi la lettre à Sophie Volland du 11 août 1759 : « Un tout est beau lorsqu'il est un. En ce sens, Cromwell est beau, et Scipion aussi, et Médée, et Aria, et César, et Brutus » (Corr., t. II, p. 208).

15 Allusion à la promesse faite par Yahvé à Abraham : « Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter [...] Telle sera ta descendance » (Genèse, XV, 5).

16 Le thème est aussi abordé dans le chapitre XVIII (« Des mœurs ») du Discours sur la poésie dramatique (1758), à propos de l'hybris de certains récits antiques propice à l'enthousiasme (mugissements des Pythies écumantes, sacrifice sanglant d'Iphigénie, mort d'Orphée déchiré par les Bacchantes), contrairement à la médiocrité de la vertu : « Je ne dis pas que ces mœurs sont bonnes, mais qu'elles sont poétiques [...]. La poésie veut quelque chose d'énorme [c'est-à-dire d'hors-norme], de barbare et de sauvage » (OC, éd. Lewinter, t. III, p. 483 ; OC, éd. Hermann, t. X, p. 402).

17 Suivant la formule de Condillac, héritée de Locke, nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu (il n'y a rien dans l'esprit qui ne se soit auparavant trouvé dans les sens), Essai sur l'origine des connaissances humaines, 1749. La plaisante démonstration de Jacques sur l'impossibilité de comprendre ce qu'est la douleur au genou si on ne l'a pas ressentie dans sa chair en offre une version vulgarisée (Jacques le fataliste, OC, éd. Lewinter, t. XII, p. 34 ; OC, éd. Hermann, t. XXIII, p. 39).

18 Le Philosophe, après un temps d'accablement, finira par reprendre le dessus sur son interlocuteur.

19 Cf. « Il y a dans les livres inspirés deux morales : l'une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu'on suit à peu près ; une autre propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu'on prêche dans les temples, qu'on préconise dans les maisons et qu'on ne suit point du tout » (Diderot, Entretien d'un philosophe avec la maréchale de ***, dans Le Neveu de Rameau, op.cit., p. 243-244).

20 Cf. « il [...] se composait à lui-même, un chant de triomphe, où l'on voyait qu'il s'entendait mieux en bonne musique qu'en bonnes mœurs » (Ibid., p. 128).

21 OC, éd. Hermann, t. XXV, p. 425-426. Cf. Satire première : « Le tic d'Horace est de faire des vers, le tic de Trébatius et de Burigny, de parler antiquité, le mien de moraliser » (dans Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 191).

22 Corr., t. III, p. 195 (lettre du 26 octobre 1760).

23 Faire le Caton signifiait au XVIIIe siècle être très sage ou affecter de l'être.

24 Ceux qui vivent dans la familiarité de quelqu'un.

25 Voir la note 3 de Pierre Chartier, Le Neveu de Rameau, op.cit., p. 151.

26 Cf. Diderot, Lettre sur les sourds et muets (1751) : « Plusieurs fois, dans le dessein d'examiner ce qui se passait dans ma tête, et de prendre mon esprit sur le fait, je me suis jeté dans la méditation la plus profonde, me retirant en moi-même avec toute la contention dont je suis capable ; mais ces efforts n'ont rien produit. Il m'a semblé qu'il faudrait être tout à la fois au-dedans et hors de soi, et faire en même temps le rôle d'observateur et celui de la machine observée. Mais il en est de l'esprit comme de l'œil ; il ne se voit pas. [...] Il faut donc attendre que la nature qui combine tout, et qui amène avec les siècles les phénomènes les plus extraordinaires, nous donne un dicéphale qui se contemple lui-même, et dont une des têtes fasse des observations sur l'autre » (OC, éd. Lewinter, t. II, p. 574-575 ; OC, éd. Hermann, t. IV, p. 197-198).

27 Voir à ce sujet S. Albertan-Coppola, « Rira bien qui rira le dernier », dans Autour du Neveu de Rameau, Anne-Marie Chouillet éd., Paris, Champion, coll. « Unichamp », 1991, p. 15-36.

28 Son ami Meister a écrit que « Diderot conversait bien moins avec les hommes qu'il ne conversait avec ses propres idées », Aux Mânes de Diderot, Londres, 1788 (dans Œuvres complètes, revues [...] par J. Assézat et M. Tourneux, Paris, Garnier, 1875-1879, t. I, p. XIX). Sur le caractère dialogique de la plupart de ses œuvres, voir Charly Guyot, Diderot par lui-même, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 67 et suiv.

29 Voir l'Entretien d'un père avec ses enfants ou du Danger de se mettre au-dessus des lois, dans Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 198 et suiv.

30 Cf. dans le dossier joint à l'éd. Chartier du Neveu de Rameau la lettre à Mme d'Epinay du 20 avril 1771, dans laquelle Galiani, après avoir vanté les lois « raisonnables » des Romains, ajoute : « Mais si vous avez des lois baroques, ce n'est plus la faute de la morale. Le père de Diderot n'aurait pas pu brûler un testament, ni l'ouvrir ; et s'il était ouvert, il ne valait rien, à moins qu'il ne fût signé par cinq ou sept témoins tous vivants. Les juges devaient l'annuler » (Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 280).

31 Annie Ibrahim, Le vocabulaire de Diderot, Paris, Ellipses, 2002, p. 46.

32 « Si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes. Si les lois sont mauvaises, les mœurs sont mauvaises. Si les lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition d'une société, il n'y a point de mœurs » (OC, éd. Lewinter, t. X, p. 240 ; OC, éd. Hermann, t. XII, p. 629).

33 Première version de l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Dans cette apologie de Sénèque, accusé de complaisance à l'égard des crimes de Néron, Diderot traite des rapports entre philosophie et pouvoir. Pour lui, l'échec de Sénèque prouve qu'il n'est pas de compromis possible avec le vice.

34 De cette préoccupation témoigne l'échange contradictoire entre MOI qui exige du riche qu'il fasse « assommer » l'homme malhonnête faisant office d'entremetteur et LUI qui rétorque qu' « on n'assomme personne dans une ville bien policée » (p. 54).

35 Suivant la théorie des trois codes (code religieux, code civil, code de la nature) chère à Diderot. D'où l'idée que « La morale est la science des lois naturelles, ou des choses qui sont bonnes ou mauvaises dans la société des hommes » (article *HOBBISME de l'Encyclopédie, t. VIII, 1765, p. 239, colonne b). L'astérisque est la marque des articles écrits par Diderot.

36 OC, éd. Lewinter, t. X, p. 249 ; OC, éd. Hermann, t. XII, p. 643.

37 Dans Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 228-229.

38 Le 26 juillet 1756, Denis Diderot écrit à son frère Didier Diderot, le chanoine, qui lui prodigue force leçons de morale : « Vous m'avez écrit la lettre d'un plaideur et d'un fanatique. Si ce sont là les deux qualités que donne votre religion, je suis très content de la mienne, et j'espère n'en point changer. Quant au besoin que vous croyez qu'on en a pour être honnête homme, si vous sentez ce besoin, tant pis pour vous » (Corr., t. I, p. 221).

39 Traduction libre de l'œuvre du philosophe anglais Shaftesbury, An inquiry concerning virtue or merit (1699).

40 Jean Fabre et Jacques Chouillet ont établi que Le Neveu de Rameau a été conçu en 1761 en réponse à la comédie de Palissot, Les Philosophes (1760), et a connu ensuite plusieurs ajouts. En raison du nombre élevé d'indices chronologiques qui renvoient à une période bien postérieure, Henri Coulet pense plutôt que la rédaction a eu lieu d'un trait en 1773 ou 1774 (voir son introduction à l'éd. Hermann du Neveu de Rameau, t. XII, p. 35).

41 La première mention connue de l'ouvrage date du 12 septembre 1771 : Diderot aurait lu « pendant deux heures » dans un salon « un conte charmant : Jacques le fataliste » (lettre du père de Meister à Bodmer). Mais le début de la rédaction remonte peut-être à la lecture par Diderot de Tristram Shandy (1760-1767) de Sterne, qui sert de base aux épisodes de la blessure au genou de Jacques et du pansement de Denise.

42 Significativement, le sous-titre de l'œuvre est Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas, qui dissocie morale et sexualité.

43 Nous devons cette périodisation à la mise au point de C. Blum dans l'article MORALE, VERTU du Dictionnaire de Diderot, R. Mortier et R. Trousson éd., Paris, Champion, 1999, p. 325-329.

44 Dans Le Neveu de Rameau, Paris, Le Livre de Poche classique, 2002, p. 245.

45 Diderot exprime cette vue cyclique dans Le Rêve de d'Alembert (1769), OC, éd. Lewinter, t. VIII, p. 74 ; OC, éd. Hermann, t. XVII, p. 113.

46 Lire à ce sujet la dispute entre LUI et MOI sur l'importance à accorder aux devoirs envers autrui (Le Neveu de Rameau, p. 87-88).

Pour citer cet article

Sylviane ALBERTAN-COPPOLA, «Diderot, « moraliste de l'honnête ».», Op. Cit. [En ligne], Op. Cit., Agrégation lettres 2017, XVIIIe siècle, mis à jour le : 26/10/2016, URL : http://opcit.ramure.net/opcit/index.php?/op-cit/agregation-2017/xviiie-siecle/index.php?/op-cit/agregation-2017/xviiie-siecle/124-diderot-moraliste-de-l-honnete.

Quelques mots à propos de :  Sylviane ALBERTAN-COPPOLA

Université d'Amiens

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