XVIe siècle
Agrégation lettres 2017

Dominique Brancher

Hontes Effrontées. Réflexivité d’une passion au livre III des Essais.

Article
  • 1 M. de Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, coll. « Quadrige »...

1Dans l’essai « de l’Oisiveté », les esprits déréglés se forgent des « chimères, semblables à des rêves de malades », velut aegri somnia, vanae finguntur species. Tandis que l’Art poétique d’Horace, à qui sont empruntés ces vers, condamne les idées produites par un cerveau malade, Montaigne fait l’éloge paradoxal de ses « chimères » cognitives. L’expérience morbide dépasse le pathologique pour devenir condition d’une perception aiguisée de soi comme être vivant, jouissant et écrivant, activité à laquelle l’essayiste corrèle une visée morale : inquiéter sa conscience, à l’instar du monstre antique, cette chimère qui effrayait le peuple de Lycie. Comme le montre la proposition conclusive de cet essai fondateur, le dialogue nécessaire à la maïeutique socratique se transforme en dialogisme intérieur, le « je » se dédoublant dans l’acte d’écriture : « J’ay commancé de mettre [les chimères et monstres fantasques] en rolle, espérant avec le temps luy [l’esprit] en faire honte à luy mesmes » (33A ; folio, t. I, p. 155)1. Seul le temps pourrait conduire son esprit à rougir au miroir d’extravagances dont l’essai, nouvelle chimère, s’est nourri.

  • 2 Les Œuvres morales et meslees de Plutarque, translattes du Grec en Françoi...

2Or il ne sera plus jamais question de cette honte, ombre projetée sur une écriture sauvage et inutile, sinon au livre III, dans « De l’art de conferer ». Montaigne y juge un auteur incapable d’estimer la valeur de son livre (ainsi loge-t-il les Essais « tantôt bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement », 939B, folio, t. III, p. 228), et inversement, d’être évalué à son aune. Nombreux sont les « bons » livres qui font « honte à l’ouvrier », plutôt que de lui conférer un statut exemplaire, mais l’essayiste se garde bien d’inscrire les Essais parmi eux. À en croire Plutarque, la honte « se mord » avec « la repentance » suscitée par le vice en l’âme, « qui toujours s’egrattigne et s’ensanglante elle mesme2 », une formule reprise telle quelle par Montaigne dans l’essai « Du repentir » (806B ; folio, t. III p. 37). Mais il récuse l’idée même de désaveu pour assumer la multiplicité du vécu et la fécondité détraquée d’une écriture qu’il ne lui importe pas de corriger, mais de « diversifier » (II, 27, 758C ; folio, t. II, p. 620), par greffes occasionnelles. La fidélité à l’enchaînement aléatoire des mouvements du corps et de la pensée rend impossible cette honte sous l’emprise de laquelle on se rétracte et on se dédit, terme dont on mesurera l’importance : « Le repentir n’est qu’une desditte de nostre volonté et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene à tous sens. » (III, 2, 808B ; folio, p. 39).

3La honte espérée au premier livre apparaît donc comme une concession éphémère à l’opinion commune, qui place sous le signe du négatif les productions oiseuses, une manière d’en légitimer, un instant, la contemplation fascinée. Montaigne abandonne cette fantaisie au livre III, tout en éconduisant le repentir qui nous aliène au nom d’une hypothétique essence individuelle ou d’un idéal éthique frelaté. D’origine pétrarquiste, et consolidée tout au long du siècle par la pratique éditoriale des juvenilia, la figure topique du vieillard qui regrette ses erreurs de jeunesse et se félicite de voir ses sens apaisés est magistralement retournée par l’essayiste déclinant en III, 2 : la honte tiendrait aux défaillances d’un désir fossilisé par l’âge, non à sa vigueur. Telle est aussi la leçon du voluptueux essai III, 5, où la décrépitude se voit retirée sa prétendue vertu réfrigérante tandis que sont contestées les significations traditionnelles de la honte sexuelle. La confrontation des deux essais montrera comment l’instabilité axiologique de la notion de honte (est-elle un vice ? est-elle une vertu ?) se traduit chez Montaigne par une forme de relativisme linguistique, où ce qu’il nomme honteux devient édifiant pour la morale commune, et vice et versa.

  • 3 Ou distinctio, selon la traduction latine de Quintilien, Institution Orato...

4Quentin Skinner a analysé ce type de transvaluation sous le terme de paradiastole rhétorique3. Cette figure renvoie à la possibilité de donner à une même action un nom et une évaluation éthique différents, en fonction du point de vue adopté. Un soldat de Pompée, note Montaigne dans « De l’utile et de l’honneste »,

ayant tué sans y penser son frere qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soymesmes de honte et de regret, et, quelques années apres, en une autre guerre civile de ce mesme peuple, un soldat, pour avoir tué son frere, demanda recompense à ses capitaines (803B ; folio, p. 33).

5Le caractère mobile, instable, des catégories morales et psychologiques à travers lesquelles on jauge le réel empêche ainsi de fixer la valeur d’une action, il suspend la rigueur des classifications, comme celle du juste milieu aristotélicien4. Internalisée, la même discordance du jugement régit la perception que l’essayiste a de lui-même : « Si je parle diversement de moy, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s’y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; [C] chaste, luxurieux ; [B] bavard, taciturne ; […] » (II, 1, 335 ; folio, p. 18). Cet éclatement de l’être en qualités diverses, fussent-elles incompatibles – « soit que je sois autre moy mesme : Soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations » (III, 5, 805B ; folio, p. 35) – est mimé par une liste d’adjectifs antagonistes qu’ouvre significativement le trait honteux (au sens de timide), déterminant dans les interactions sociales et les transactions avec soi-même.

  • 6 E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Garnier, 201...

6Non content de proposer des objets hétérodoxes à cette passion, qui en bouleversent les fondements classiques et chrétiens, Montaigne en accompagne l’expérience démultipliée d’un élan projectif dans des figures de l’altérité, temporelle (l’enfant qu’il n’est plus) ou sexuelle (la femme qu’il n’est pas). Selon le chirurgien Ambroise Paré, ces derniers représentent les sujets privilégiés de la verecundia, cette sous-catégorie empourprée de la honte5. Dans l’essai III, 5, où se déploient le plus d’occurrences du mot « honte » et du verbe « rougir » (avoir honte, faire honte à quelqu’un, envoyer quelqu’un rougir à sa place), cette passion devient le vecteur des métamorphoses successives du « je », ravivant son étymologie de mouvement d’altération (kinèsis selon Aristote, motus selon Cicéron). Erubescences et vergognes à géométrie variable affichent la porosité du masculin et du féminin, de l’âge tendre et de la vieillesse, tout en accusant l’ambivalence axiologique et rhétorique de la honte, à la fois langage du corps et langage sur le corps. Accompagnée de ses parasynonymes en moyen français (vergoigne, pudeur), elle émerge comme un archipel important dans le « continent passionnel6 » des Essais par la réflexivité critique qu’elle implique, et que Montaigne exacerbe, on le verra, jusqu’à la retourner contre elle-même.

Un langage du corps, un agent de la conscience

  • 7 Alexandri Aphrodisei super nonullis physicis dubitationibus, solutionum li...

7Envisagée depuis Aristote comme une passion, qui à ce titre lui retire la qualité de vertu, la honte (qui recouvre alors la notion moderne de pudeur) s’inscrit dans l’organisme. Médecine et chirurgie se préoccupent de la bonne gestion de ces perturbations classées dans les choses « non-naturelles » (les conditions de vie), dont dépend le bon déroulement d’un traitement et la salubrité morale du patient. Depuis l’Antiquité, l’anthropologie antidualiste suppose en effet la solidarité de l’éthique et de la médecine, l’intersection entre philosophie morale et physiologie. Ainsi un auteur dûment fréquenté par Montaigne, le médecin montpelliérain Laurent Joubert, qui publie en 1578 ses Erreurs populaires chez le bordelais Millanges, éditeur des Essais, traite-t-il longuement de la « honte ou vergoigne » dans son Traité du Ris, une véritable anthropologie des passions. Les Problemata attribués à Aristote et Alexandre d’Aphrodise, qui connaissent un grand succès au XVIsiècle, s’interrogent de leur côté sur la physiologie honteuse : « Pourquoi ceux qui ont honte (quos pudet), rougissent-ils7 ? ». Comment ne pas le faire, semble répliquer Montaigne, et ne pas céder à la force invincible de Nature, à ses manifestations « inexpugnables à nostre raison et à la vertu Stoique » – « il pallit à la peur, il rougit à la honte » (II, 2, 346A ; folio, t. II, p. 32). Ces variations chromatiques accusent la perte de contrôle du sujet, dont tout le brio philosophique ne saurait « forcer » l’organisme : « Pensent-ils qu’une Apolexie n’estourdisse aussi bien Socrates qu’un portefaix ? » (II, 2, 345A ; folio, t. II, p. 31).

8À côté des praticiens, tout un corpus savant pluridisciplinaire produit un discours important sur cet affect. L’intérêt qu’il suscite, ranimé par la découverte des textes antiques et médiévaux, tient au fait qu’il constitue une des ressources disponibles pour censurer le comportement. L’unique jugement que l’on doit craindre, écrit à l’aube de la Renaissance l’humaniste Coluccio Salutati en citant les Epistulae ad Lucilium (I, II, 10), c’est le tribunal intime de la conscience à laquelle s’identifie la verecundia sous sa forme la plus noble8. En revanche, on ne peut lui attribuer de valeur si elle est motivée par la seule peur du regard d’autrui. Ainsi la vergogne toute extérieure des conquistadors dépeints par Montaigne, qui finissent par emporter le Roy de Mexico « à demy rosti » loin du brasier, non « tant par pitié », mais parce que « sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur cruauté » (912B ; folio, p. 189), signe leur infériorité morale par rapport au « sauvage » supplicié.

9La mise en place d’un regard intérieur, qui supplante le regard extérieur, est programmatique de l’exercice d’autodiscipline que formalise, au XVIe siècle, la littérature de civilité. La honte/pudeur a valeur de contre-force – une méta-émotion pourrait-on dire, chargée de mettre bon ordre dans le dérèglement de ses comparses, soit qu’elle empêche l’action répréhensible (ce que les lexicographes du Grand Siècle appelleront la « bonne honte »), soit qu’elle opère un retour critique sur elle. Son efficace suppose des catégories de l’affectivité antérieures à la période moderne – qui opère un hiatus anthropologique entre l’intellect et l’affect –, dans la mesure où, liées aux vices et aux vertus, les émotions y sont susceptibles de viser une finalité morale. Récemment, un livre collectif, In Defense of Shame, a renoué avec cette perspective en soutenant l’idée que la honte n’est pas une émotion sociale, mais tient à la manière dont un sujet expérimente sa propre incapacité à honorer ses valeurs9. Rien de tel cependant dans la perception que Montaigne a de ses Essais, aussi informes, excrémentiels, qu’il puisse parfois les juger. Selon ses « loix et [s]a court » privées (807B ; folio, p. 39), son « interne jurisdiction » (930C ; folio, p. 214), c’est d’en avoir honte qui serait honteux. Car le livre constitue un tout signifiant dans son disparate, où chaque élément, irrévocable, appelle la relecture non pas réprobatrice, mais réfléchie, de son auteur, qui peut changer continuellement sans perdre son identité.

Desdire, desmentir, desadvouer, desmettre 

10Nulle vergogne, donc, à dire sa fricassée, mais bien à se dé-dire, verbe où le préfixe retourne le mot contre lui-même en lui donnant un sens opposé et dont l’allitération en [d] accentue le ricochet dévastateur. Selon le diagnostic politique de l’essai III, 10 :

La pluspart des accords de nos querelles du jourd’huy sont honteux et menteurs : nous ne cerchons qu’à sauver les apparences, et trahissons cependant et desadvouons nos vrayes intentions. Nous plastrons le faict. (1019B ; folio, p. 338).

11À la franchise et à la parrhésie s’opposent le mensonge et la fausseté de ceux qui s’engouffrent lâchement dans des terriers à lapins (« conillieres »). Diverses figures de répétition, de celles dont Montaigne a le goût, servent de pivot stylistique à l’opposition paradoxale entre ce que l’on s’inflige à soi-même et ce que l’on impose à l’autre, ce que l’on se doit à soi-même et ce que l’on croit devoir à l’autre. Un polyptote d’abord, qui exploite le sens alors physique de « se démentir » – « se disjoindre », « se rompre » –, quand la distance par rapport à soi-même devient reniement qui mutile l’image d’ensemble et la falsifie : « Nous nous desmentons nous mesmes, pour sauver un desmentir que nous avons donné ». Le remède s’avère plus dévastateur que le mal : « les excuses et reparations que je voy faire tous les jours pour purger l’indiscretion, me semblent plus laides que l’indiscretion mesme. Il vaudrait mieux l’offencer encore un coup que de s’offencer soy mesme en faisant telle amende à son adversaire ». Par sa structure fermée et symétrique, le chiasme sémantique (s’excuser – fauter – fauter – s’excuser) surexpose cette forme pervertie de retour sur soi. Et Montaigne de conclure :

Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentilhomme comme le desdire me semble luy estre honteux, quand c’est un desdire qu’on luy arrache par authorité : d’autant que l’opiniastreté luy est plus excusable que la pusillanimité (1019B ; folio, p. 339).

12Mettant cette passion au carré, Montaigne juge honteuse la honte d’être soi, ou du moins le fait de se rétracter et canceller.

  • 10 Sur cet épisode voir notamment C. Martin-Ulrich, « ‘‘Je pareillement’’ : ...

  • 11 Les « arma facundiae » (Quintilien, Institution oratoire, II, 16, 10).

13Dans un ajout manuscrit à « De la physionomie » (III, 12), la précellence éthique de la fidélité à soi-même est cette fois revendiquée par Socrate, que l’essayiste fait parler au discours direct en réécrivant un passage de l’« Apologie » de Platon. Menacé d’une condamnation à mort, le philosophe refuse d’en appeler à la « commiseration » des juges en passant par le genre convenu de la supplication, suprême sagesse, aux yeux de Montaigne, qui consiste à agir « selon luy », et à ne « corrompre une teneur de vie incorruptible » (1054C ; folio, p. 388) – le jeu de la dérivation exprime l’adunaton10. Comme l’explique Socrate : « je feroy honte à nostre ville, en l’aage que je suis, de m’aller desmettre à si laches contenances » (1053C ; folio, p. 387). On retrouve le préfixe des verbes « dédire » et « démentir », ce de – qui défait, comme Pénélope, la trame du vécu, disloque l’ensemble, sens dont le verbe « desmettre » convoie le souvenir (vers 1270, « se luxer »), tout en prenant au XVIsiècle celui de « s’abaisser », autre manière de dire qu’une chose n’est pas à sa juste place. Socrate dénonce ce troc dégradant consistant à « racheter [sa] vie par une action deshoneste », à « garentir [sa] seureté par [sa] honte » (1053C ; folio, p. 387). La brachylogie assène le coût émotionnel qu’il s’est refusé de payer « aux guerres de son pays » comme dans son parler, rétif au « stile judiciaire » du grand orateur Lysias, qui lui avait vainement concocté un plaidoyer. Le parallèle entre combat et discours mine ici un topos de la rhétorique, qui se pense comme art de maîtriser à bon escient les armes de l’éloquence11. Or, selon le commentaire de Montaigne, la lâcheté consisterait paradoxalement à brandir l’arsenal rhétorique et sa cosmétique, à « se parer du fard des figures et feintes d’une oraison apprinse » (1054C ; folio, p. 388). L’image négative, soutenue par l’allitération des fricatives, renoue avec le plâtrage fallacieux de l’essai III, 10, et contredit la simplicité, le naturel philosophique de Socrate, au langage « veritable, franc et juste ». La parole qui capitule devant l’autorité, renie la pensée, aliène par un art contrefait, manquant ainsi à notre règlement interne, est le siège de la véritable honte, étrangère au projet des Essais – assemblage de morceaux instantanés et dépareillés dont aucun ne saurait être démantelé sans l’opprobre qui accompagne toute trahison envers soi-même.

Libération sexuelle, acquittement textuel

14L’essai III, 5 offre une nouvelle variation sur la parole incapable d’assumer une vérité personnelle, envisagée cette fois en termes sexuels, et plaide pour sa libération : « Non pudeat dicere quod non pudeat sentire », « N’ayons pas honte de dire ce que nous n’avons pas honte de penser » (845C ; folio, p. 92). Passant de la « scène originelle de la philosophie » (le procès de Socrate) à la scène originelle de la honte chrétienne, Montaigne ironise sur l’épisode de la chute, en tournant en dérision les prétentions de la feuille de vigne (ou plutôt de figuier), métaphores des caches de la parole et des paravents de la « cérémonie », et monnaie de singe :

Ce sont ombrages, dequoy nous nous plastrons et entrepayons. Mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons nostre debte, envers ce grand juge, qui trousse nos panneaus et haillons, d’autour noz parties honteuses : et ne se feint point à nous veoir par tout, jusques à noz intimes et plus secrettes ordures : utile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouvoit interdire cette descouverte. En fin, qui desniaiseroit l’homme, d’une si scrupuleuse superstition verbale, n’apporteroit pas grande perte au monde. (888C ; folio, p. 153)

  • 12 Sur ce point, voir G. Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du menso...

15Cet ajout en forme de profession de foi vient se greffer à la suite d’une citation des Priapeia, dont Villey se contente de traduire l’idée : la déception des matrones devant une « parvam mentulam », ce qui donne licence à Montaigne de déplorer sa « lésion enormissime » et d’aborder la question de l’honnêteté de l’autoportrait. L’inquisition du grand juge divin, qui impose le dévoilement de l’ordure, sert à ridiculiser les « loix de la bienséance » qui exigent la dissimulation et le silence12. Un système d’obligation en anéantit un autre, et dénonce l’indigence de « nostre virginale pudeur », terme rare dans les Essais. Symptôme du péché, qui dans un même mouvement fait bouillonner la concupiscence et en rougir, cette émotion se confond en contexte chrétien avec le vocable de la « honte » : l’innocence étant perdue, le corps sexué ne peut en effet s’appréhender que sur le mode rétrospectif de la culpabilité.

  • 13 On reconnaît l’équivoque juridique de la digression manuscrite autour de ...

16D’une valeur morale attachée aux comportements corporels, le texte bascule ensuite à une éthique du discours : Montaigne moque la parole effarouchée, cette « superstition verbale » qui nous fait taire ce que l’on n’a pas peur de faire. Il appelle même à son dépucelage (« desniaiser »), clin d’œil irrévérencieux à un Dieu trousseur de caleçons virginaux. Rangeant les timidités du discours dans la catégorie des « vertus couardes et mineuses », l’essayiste oppose ses « vrays devoirs » aux ratiocinations de la civilité pour légitimer « son parler scandaleux », et ne prétend pas s’en excuser « envers [luy] » : « ce seroit plustost de mes excuses que je m’excuseroy, que de nulle autre partie13 » (888C ; folio, p. 153-154). La même surenchère réflexive était à l’œuvre en III, 10 (honte d’avoir honte). Suivent des protestations d’innocence envers ses détracteurs, où l’essayiste semble désavouer sa condamnation du dédire : « Je m’excuse à certaines humeurs [à des personnes qui ont certaines manières de voir] » (888C ; folio, p. 154). Mais rusé, l’essayiste joue aux ventriloques (lui reprochera-t-on ce qu’il « fai[t] dire aux auctoritez receuës et approuvées de plusieurs siecles » ?), avant que la forme transitive, transformant l’accusé en avocat, l’emporte sur la forme réflexive : « J’ayme la modestie ; et n’est pas jugement que j’ay choisi cette sorte de parler scandaleux : c’est Nature qui l’a choisi pour moy. […] je l’excuse et par particulieres et generales circonstances en allege l’accusation » (889C ; folio, p. 154).

17En somme, il est vain de dissimuler l’ordure et d’affecter l’innocence (tromperie de la pudeur) ; inversement, il est absurde de croire que la sexualité est ordurière (illégitimité de la honte) : « Qu’a faict l’action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergongne et pour l’exclurre des propos serieux et réglez ? » (847B ; folio, p. 96). Montaigne suspend son jugement sur la valeur du référent (la sexualité est-elle sale ?), par un constant mouvement de balancier. Ainsi, après avoir reconnu en l’amour une vaine occupation, « messeante, honteuse et illegitime », il inverse la perspective et en fait l’éloge comme d’un exercice « salubre, propre à desgourdir un esprit et un corps poisant ». L’auto-thérapie s’étend à un bienfait commun (« nous avons besoing d’estre sollicitez et chatouillez […] »), avant d’en prendre pour exemple Socrate, qui « estoit homme ; et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose » (892C ; folio, p. 159). Comme en III, 10, le philosophe athénien prend au discours direct la parole, en une paraphrase du Banquet de Xenophon, pour évoquer la « morsure de beste » du désir, lors d’une séance de lecture où les corps s’effleurent (circonstance nullement anodine, et potentielle mise en abyme de la situation de lecture des Essais). C’est à nouveau la qualité d’une parole qu’offre à méditer ce double philosophique, indéfectiblement rivée à ce qui le constitue, valeurs éthiques ou expériences sensuelles, assumées sans honte.

18Quel que soit le point de vue adopté, Montaigne revendique dans les deux cas l’affranchissement de la parole. Renversant les termes de son manifeste, il n’ose pourtant pas dire tout ce qu’il fait, camouflant les termes les plus crus dans les citations latines14 et récupérant la pudeur dans l’économie sensuelle d’un texte qui, à l’instar des femmes, n’y va que d’une fesse – mais y va quand même. Selon la leçon des poètes latins, traiter avec réserve de la lasciveté donne à penser plus qu’il n’y en a. Ce pouvoir suggestif est précieux pour l’écrivain vieillissant dont la sexualité rend les armes et qui veut, avec cet essai séminal, prendre « congé des jeux du monde » en donnant ses « dernieres accolades » (847B ; folio, p. 95) aux femmes : « Je m’ennuie que mes essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de sale. Ce chapitre me fera du cabinet. J’ayme leur commerce un peu privé ».

Honteuse impuissance

19Loin d’être bannie en III, 5, la honte y trouve de nouveaux motifs, qui renversent les poncifs de la tradition moraliste. Si Montaigne donne raison aux peuples et religions condamnant l’action génitale (la circoncision en serait une forme de punition), c’est pour une cause étrangère à tout puritanisme, l’inanité de la créature humaine. Bien « honteuse » est l’action, « et honteuses les parties qui y servent », de donner lieu à une « si sotte production que l’homme » (878B ; folio, p. 139). Un ajout manuscrit complète la cascade obsédante de l’adjectif « honteux », et conduit au sens caché, véritablement propre au sujet : « (asteure sont les miennes [parties] proprement honteuses et peneuses », 878C ; folio, p. 140). L’objet de la honte se déplace de l’aveu des pulsions trop vives de la chair à celui de leur absence ou de leurs défaillances, ironiquement mises à distance par la parenthèse. On « m[eurt] de honte » à affronter le dédain de yeux féminins déçus par une nuit inactive (887B ; folio, p. 152).

20De cette vieillesse qui éteint les appétits, réduit les élans sexuels à un « vray feu d’estoupe », nulle gloire morale à tirer. L’essai III, 2 dénonçait déjà « cette vertu lache et cattareuse », qui n’émane pas de la conscience mais accompagne le déclin contingent du corps et de ses maladies : « je hay cet accidental repentir que l’aage apporte » (815B ; folio, p. 50). A l’encontre des stéréotypes vantant une sénilité qui garrote la concupiscence et guérit de la volupté, Montaigne « seroi[t] honteux » de préférer la décrépitude à la vigueur de sa jeunesse, de « desadvouër et desmentir la plus belle, entiere et longue partie de sa vie » et de vouloir être estimé « non par où [il a] esté, mais par où [il a] cessé d’estre » (816C ; folio, p. 51). Dans III, 5 il rejette pareillement cette vision moralisante de l’âge caduc. Selon l’Ethique à Nicomaque, la honte est l’affection privilégiée des jeunes gens, qui vivent sous l’empire de la passion, tandis que la vieillesse a le devoir de ne rien faire qui puisse la susciter. Or Montaigne prend malicieusement le Stagirite au mot, lui « qui dict l’estre honteus servir d’ornement à la jeunesse, mais de reproche à la vieillesse » (848C)15. Par un parfait retournement, Montaigne chasse toute honte et absout sa plume impudique de vieillard.

La « sotte honte » de Plutarque 

21Dans III, 5, l’expérience de la pudeur/honte projette fréquemment l’essayiste dans le monde de l’enfance ou celui du gynécée. S’il ne cesse de varier sa position par rapport à son propre texte, il en est de même par rapport à son propre corps. Le jeu de polarisation ou de rapprochement du masculin et du féminin, du déliquescent et du juvénile, alimente ces métamorphoses, placées à l’enseigne d’un membre trop plastique. Ainsi la séparation aristotélicienne entre jeunesse et vieillesse disparaît devant les vigueurs soudaines et violentes qui peuvent enflammer « cet aage miserable » : « Cet appetit ne devroit appartenir qu’à la fleur d’une belle jeunesse » (887C ; folio, p. 152). Les sarcasmes de Montaigne – dans le sens premier du mot, sarkazein, « mordre la chair », sa chair « ridicule » – renvoient son sexe intermittent « vers quelque enfance molle, estonnée et ignorante ». En sa niaiserie enfantine, il devrait trembler et rougir « comme un ivoire de l’Inde teint d’une pourpre sanglante, ou comme des lis blancs qui, mêlés à des roses, en reflètent les vives couleurs » (887B ; folio, p. 152 ; citation de l’Enéide, XII, 67). Chez Virgile, cette rougeur évoque le trouble de la jeune fille amoureuse. Chez Montaigne, un désarroi organique.

  • 16 Traitté de la mauvaise honte dans la traduction d’Amyot (première édition...

  • 17 Plutarchus Chaeroneus de vitiosa verecundia Erasmo Roterodamo interprete,...

22Figures de la vulnérabilité, prédisposées au cramoisi comme le souligne Paré, l’enfant et la femme sont à nouveau étroitement associés dans un passage marqué par la lecture d’un petit traité des Moralia de Plutarque, le Peri dusôpias. C’est d’ailleurs dans III, 5, que Montaigne souligne l’attrait que cet auteur exerce sur lui : « je ne le puis si peu racointer [fréquenter] que je n’en tire cuisse ou aile » (875C ; folio, p. 135). Ce Traitté de la mauvaise honte (dans la traduction d’Amyot), unique, dès l’Antiquité, par son traitement d’un trait psychopathologique du comportement humain, fascine les humanistes16. À l’instar d’Érasme qui confesse au dédicataire de sa traduction (De vitiosa verecundia) ce travers plus dommageable qu’aucun autre17, Montaigne avoue succomber à la « sotte honte dequoy parle Plutarque » (l’expression vient d’Amyot), pudeur excessive et timidité inopportune que trahit le regard :

J’ay les yeux tendres à soustenir un refus, comme à refuser ; et me poise tant de poiser à autruy que, és occasions où le devoir me force d’essayer la volonté de quelqu’un en chose doubteuse et qui luy couste, je le fois maigrement et envis (866B ; folio, p. 122).

  • 18 Amyot, op. cit., 1572, f. 76 v°.

  • 19 Lactance, De opificio Dei, XII, 17 ; Isidore de Séville, Etymologies, XI,...

  • 20 Amyot, op. cit., 1572, f. 77 v°.

  • 21 Op. cit., f. 77 r°. « Molles et effoeminati » traduit Érasme.

  • 22 Op. cit., f. 76 v°.

23Montaigne conserve l’image intraduisible charriée par le titre de Plutarque, celle d’une pathologie visible exprimée par un visage baissé et des yeux remplis de confusion. Selon la glose explicative d’Érasme, dusopia est composé du préfixe – dus, indice d’une difficulté, et du radical – ops, qui désigne la vue ou le regard, le visage. Comme le précise Plutarque : « aussi ont ils appellé celle honte qui cede et se laisse aller à toutes prieres, jusques à n’ozer pas regarder en face ceulx qui luy demandent, Dysopie18 ». Montaigne ne limite pas son trouble dysopique à la difficulté de résister aux solliciteurs, comme le fait Plutarque, mais l’étend à celle de solliciter, au risque d’accueillir un « refus », ce qu’explique le contexte de sa réflexion sur la « sotte honte » : sa timidité à quémander les faveurs des femmes, proportionnelle à leur facilité à les accorder. De la mollesse des femmes, incapables de freiner leur concupiscence (selon une fausse étymologie, le terme mollitia vient de mulier à travers mollior19), le texte passe à celle de l’essayiste, qui aime qu’en matière amoureuse « on y face un peu l’enfant, le craintif et le serviteur » (866B ; folio, p. 122). Qualité ici, plutôt qu’incapacité, son manque de « temérité » devient défaut « ailleurs », en d’autres domaines de la vie sociale. La dysopie, cette aboulie du non, est bien une infirmité, un « mauvais gardien de l’aage pueril » selon Plutarque20. Mais elle dénote avant tout un manque de virilité, les dysopètes – ou plutôt dysopathes – étant des atonoi et des anandroi, c’est-à-dire des hommes qui « n’ont pas le cœur assez ferme et viril » (Amyot21). Leur abdication pernicieuse à la mollesse féminine se trahit, comme on l’a vu, à fleur de regard  : « j’ay les yeux tendres » écrit Montaigne, sans doute inspiré par Amyot – « le honteux monstre a son visage qu’il a le courage trop tendre et effeminé22 ».

  • 23 Op. cit., f. 76 v°.

  • 24 Op. cit., f. 77 r°.

24Cette inquiétante féminisation, que trahit un regard incapable de résister à l’offensive d’autrui, est conçue par Plutarque comme le procédé exactement inverse à celui qui affecte l’impudent. Loin de se dépouiller de sa virilité, ce dernier en affiche la marque obscène, excessive : « Voyla pourquoy l’orateur Demosthenes disoit que l’effronté n’a pas de prunelles, mais des putains aux yeulx, se jouant de l’equivoque de ce nom Cora, qui signifie une pucelle et la prunelle de l’œil : et au contraire, l’honteux23[…] ». À se dépouiller de soi-même et de ses valeurs jusqu’à ne faire plus qu’un avec les convoitises d’autrui, aussi indécentes soient-elles, à se faire l’objet dont l’autre affiche dans ses yeux le désir obscène, le dysopète devient proprement sa « putain ». Plutarque souligne ainsi l’interdépendance entre les deux vices, l’excès servile d’un côté, la complète impudence de l’autre, qui « contraint [les dysopètes] de faire et dire beaucoup de choses qu’ils ne voudroient pas » et de « se laisse fouler aux pieds, en maniere de dire, par les plus villains actes et plus deshonnestes passions qui soient »24. Tel est le cas des malheureuses abusées et perdues par des prédateurs sans scrupules. De tout le traité, il s’agit du seul exemple consacré à la dysopie vécue par les femmes, sans doute parce que les hommes, seuls à assumer une responsabilité civique, seraient plus susceptibles de causer des dommages irréversibles.

25Or dans l’essai III, 5, la problématique de la chasteté féminine embrasse de part et d’autre le développement inspiré par Plutarque, rapprochant l’incapacité des femmes à dire « non » à leurs propres désirs, partant à ceux d’autrui, de celle de Montaigne : « [i]l n’est pas en elles, ny à l’advanture en la chasteté mesme, puis qu’elle est femelle, de se deffendre des concupiscences et du desirer » (865-866B ; folio, p. 121). Si l’amour, selon Lacan, revient « à donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », chez Montaigne il consisterait plutôt à ne pas pouvoir demander ce que l’autre ne peut pas ne pas donner. A devenir dysopique, c’est-à-dire femme, l’essayiste ne peut plus faire l’homme. Sa volonté défaillante s’entrelace à celle des femmes, rétives à tout impératif de continence. A une question liminaire, où un polyptote met en valeur l’échec du contrôle masculin : « Est-ce la volonté [dans le sens ici de désir] que nous voulons qu’elles brident ? C’est une piece bien soupple et active ; elle a beaucoup de promptitude pour la pouvoir arrester » (865B ; folio, p. 121) ­– l’épilogue de la digression sur la « sotte honte » répond par un aveu d’impuissance, concernant l’essayiste :

Et esconduis ceux qui m’emploient de pareille difficulté, si qu’il m’est advenu par fois d’avoir la volonté de nier, que je n’en avois pas la force. (866B ; folio, p. 122)

  • 25 Sur la question des mouvements involontaires dans les Essais, voir Ferrar...

  • 26 Voir J.-C. Margolin, art. cit., p. 223-224.

26La dysopie met en échec une faculté maîtresse, la volonté, signant l’autonomie organique de l’affect par rapport aux pouvoirs de l’âme25. Plus encore, cette passion excessive se dédouble, mettant le sujet en contradiction avec lui-même. Car, ainsi que le relève Plutarque, ce dernier est honteux de sa honte et conscient de mal faire en même temps qu’il agit, par une sorte de repentir (to metanoein) simultané26. Montaigne insiste sur cette non-coïncidence avec soi-même, mais s’exonère de toute contrition : la sotte honte qui a « taché » et « blessé » sa vie est « qualité bien mal-avenante à [s]a forme universelle », manifestant avec force cette « sedition » et « discrepance » (866B ; folio, p. 122) régnant au cœur de l’humain.

27Après le passage consacré à la honte vicieuse s’ouvre un nouveau paragraphe qui revient au thème premier :

C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un desir qui leur est (C) si cuysant et (B) si naturel. Et quand je les oy se vanter d'avoir leur volonté si vierge et si froide, je me moque d’elles : elles se reculent trop arriere (866B ; folio, p. 122).

28Dans cette pensée à multiples niveaux, le consécutif « donc » établit un lien non pas tant logique qu’analogique entre les faiblesses de Montaigne et la concupiscence des femmes, dont l’illusion de maîtrise est ironiquement dénoncée par l’hypallage (une volonté « si vierge et si froide »). La référence à Plutarque aura donc permis de rapprocher l’énonciateur aux yeux « tendres » d’une posture féminine avouant l’incapacité à se maîtriser et à maîtriser autrui.

Un texte de résistance

  • 27 Amyot, op. cit., 1572, f. 77 r°.

  • 28 Sur cette filiation, voir O. Guerrier, « Aux origines du Discours de la s...

29Dans un texte qui se positionne aussi fortement par rapport à une morale pratique et sociale, et ne cesse de réfléchir à son rapport à la loi, sans opter ni pour l’adhérence ni pour la transgression en résistant à la fixation d’un sens, on ne saurait prendre trop vite pour argent comptant cette démission dangereuse devant l’autorité de l’autre, cette mollesse toute féminine. Susceptible, en émoussant les résistances, d’ouvrir la brèche à tous les régimes iniques, la dysopie engage une dimension politique soulignée par Plutarque : « celuy qui sera le plus deraisonnable et le plus importun maistrisera toujours et tyrannisera celuy qui est ainsi honteux27 » (le verbe s’inspire librement du grec despotès). À l’occasion du fameux éloge de Plutarque dans de l’« Institution des enfans », Montaigne fait l’hypothèse que ce traité moral aurait servi de source au Contr’un de la Boétie28, dénonciation bien connue de la tyrannie :

[Plutarque] guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu’une attainte dans le plus vif d’un propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. [B] Comme ce sien mot, que les habitants d’Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule sillabe, qui est Non, donna peut estre la matiere et l’occasion à la Boitie de sa Servitude Volontaire. (A156 ; folio, t. I, p. 328)

  • 29 Montaigne et Plutarque, Genève, Droz, 1989, p. 40.

  • 30 Œuvres morales et meslees de Plutarque, translatees du Grec en François p...

30Montaigne lie l’éloge de la « briefveté » et de la suggestion (le « doigt » de Plutarque montre [guigne], mais ne dit pas), à la genèse d’un opuscule politique appelant à la résistance. Selon Isabelle Konstantinovic, ce sont précisément ces deux aspects qu’on trouve réunis à la fin d’un autre traité de Plutarque traduit par Amyot, bien connu de Montaigne, Pourquoy la prophetisse Pythie ne rend plus oracles en vers29. La parole de l’oracle communiquait « en peu de paroles une sentence bien serrée et pressée », et par la « double entente », se préservait contre la tyrannie tout en faisant passer le message30. Lorsqu’il n’y a plus de pouvoir exercé abusivement, plus n’est nécessité alors d’un discours masqué : Plutarque explique l’abandon d’un style énigmatique par les métamorphoses d’un paysage politique qui a retrouvé sa santé, à l’opposé de ce que connaît la France déchirée de Montaigne.

31N’est-ce pas cette écriture de résistance qu’adopte l’essayiste en III, 5, écriture apte à évoquer son corps et sa sexualité sous le manteau, à l’instar de l’Égyptien, figure empruntée au traité De la Curiosité de Plutarque, qui cache des choses « pour les montrer » (880B ; folio, p. 142) ? Le langage elliptique, pudique, calqué sur les poètes latins, communique efficacement son message sensuel au lecteur averti. Contrecarrant, au niveau de l’énonciation, l’aveu d’une fatale dysopie, il ne dit ni oui, ni non, et renvoie dos à dos les exigences incompatibles du grand Inquisiteur divin (tout confesser), et celles de la bienséance (tout dissimuler). À travers les paradoxes de l’essai, il y aurait ainsi l’esquisse d’une voie moyenne de la parole, qui suggère sans donner, cache pour mieux montrer, en somme provoque le lecteur à s’engager dans une herméneutique désirante : « Qui n’a jouyssance qu’en la jouyssance » n’est pas de « nostre escole » écrit Montaigne (881B ; folio, p. 143).

  • 31 A. Tournon, « Route par ailleurs ». Le nouveau langage des Essais, Paris,...

  • 32 J. Starobinbski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, V, 2, p....

32Le final poétique de l’essai III, 5, par l’intermédiaire de vers de Catulle, achève de transformer la honte sexuelle, confondue avec la honte textuelle, en plaisir. Le lâcher incontrôlé de la parole, « flux impétueux parfois et nuisible », est comparé à une pomme fuyant des mains chastes d’une jeune fille gagnée par la rougeur, rubor. Selon André Tournon, « la façon dont la scène s’impose par son pouvoir de séduction jusqu’à éclipser totalement ce qu’elle est censée symboliser » serait révélatrice du fonctionnement global de l’essai31. Jean Starobinski est lui aussi sensible à la puissance immanente de la poésie : en évoquant « le contact d’un fruit et d’un sein, elle restitue la vie […] elle est retour de l’amour, alors même que Montaigne, dans son propre texte, dit en être sorti32 ». Tout en signant la faillite du discours auto-critique et les contradictions du texte, l’usage citationnel féminise Montaigne, porosité qu’autorise une conclusion fermement assénée : « je dis que les masles et femelles sont jettez en mesme moule ». Reste que « la difference n’y est pas grande » (897B ; folio, p. 165), donc qu’elle subsiste. Tout concourt à un équilibre équivoque, une epochè qui met en suspens la concurrence de la chair et des mots, du féminin et du masculin, de l’obscénité revendiquée et de la pudeur effective, de la honte sénile et de la rougeur juvénile.

Conclusion

33Esquissée comme un horizon émotionnel au livre I, la honte devient repoussoir au livre III sous les formes du « dédire » et du « démentir », qui l’articulent au repentir. Car elle exprime un retour perverti sur des mots prononcés, une manière de se biffer et de se corriger, voire de se « desmettre », c’est-à-dire de « s’abaisser » aux dépens du règlement interne de sa vie. Du livre I au livre III, ce n’est donc pas la « mise en rolle » des chimères cognitives qui pourrait faire honte à l’esprit, mais toute tentative de les rejeter, tel Bellérophon annihilant le monstre antique, comme des dérèglements dommageables. L’essai III, 5 problématise l’intégrité du locuteur en interrogeant cette fois les limites du montrable et du dicible en matière sexuelle : ce n’est plus le désaveu honteux d’une parole antérieure qui est épinglé, mais la censure illégitime d’une parole à venir, le hiatus entre ce que l’on a fait ou pensé et les mots destinés à en témoigner. Significativement, la figure de Socrate intervient à chaque fois pour dénoncer ces deux facettes de la honte, honte sommée d’avoir honte d’elle-même ainsi que la redéfinit Montaigne. Alors qu’il est lui-même jugé, le philosophe athénien met au banc des accusés les formes convenues d’une rhétorique servile qui trahirait son identité intime, tandis qu’il avoue sans rougir en III, 5 sa soumission aux lois du désir. Si la figure de Socrate « se complexifie et s’étoffe pour se déployer au livre III où il représente un idéal de nature réglée33 », il s’agit donc aussi d’un idéal de parole réglée, mais réglée « selon luy ». De manière plus ambiguë, Montaigne désavoue la vergogne superstitieuse qui empêche de parler librement, mais se refuse à l’obligation de tout confesser. Cette pudeur se déjoue elle-même en travaillant l’excitation érotique du lecteur et en gagnant par là un degré paradoxal d’authenticité. On n’est jamais plus fidèle à son désir qu’en le provoquant, obliquement, chez autrui.

34Si Montaigne rougit de son « flux de caquet [nuisible] », la délicatesse du vers catullien chasse toute culpabilité, l’émoi est roi. Sans affecter le rapport au livre, la honte sert subversivement à déconstruire le stéréotype du vieillard repentant ou de la féminité honteuse. La question n’est plus d’« oser dire tout ce qu’[il] ose faire » (845B ; folio, p. 92), mais de dire ce qu’il ne peut plus faire (drame de l’impuissance) ou ce qu’il n’ose pas faire (fatalité de la dysopie). Bien « sotte » est l’espèce humaine et cette honte dont souffre Montaigne, glissant vers la mollesse féminine. Cette même mollesse, transposée sur un plan poétique, est au cœur de la critique qu’il adresse au style « treinant » (873B ; folio, p. 131), et au moyen français « languissant », « pas vigoureux suffisamment » (874B ; folio, p. 133), si éloigné de la texture virile des grands poètes latins, Lucrèce et Virgile :

[C] Contextus totus virilis est ; non sunt circa flosculos occupati [Leur discours est un tissu de beautés mâles, ils ne se sont pas amusés à des fleurettes]. [B] Ce n’est pas une eloquence molle et seulement sans offence. (873 ; folio, p. 131)

  • 36 B. Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007, p. 23. Cité par ...

35Cet éloge du style viril est conforme à la leçon des traités de rhétorique et des arts poétiques de l’époque, hantés par un contre-modèle, le style efféminé34. Mais l’idéal de mâle maîtrise est chez Montaigne « contrebalancé par un discours de la faiblesse assumée35 » qu’elle soit épistémologique et stylistique (« J’ayme ces mots, qui amollissent […] la temerité de nos propositions », III, 11, 1030B ; folio, p. 354), ou physique. Tout en se projetant dans des figures incarnant la fragilité, l’essayiste détaille les déficiences de son membre et l’impact de cette honte excessive mal taillée à sa « forme universelle », pourtant recueillie dans le livre. Il y a honte à se dédire, non pas à dire sa honte. Récalcitrant à se laisser confiner dans une hypothétique identité, déterminée par l’âge ou le genre, qui bornerait son potentiel transformiste de sujet, Montaigne n’est jamais plus fidèle à soi que quand il est autre (femme, enfant), et qu’il déroule dynamiquement les vies démultipliées de son corps imaginé. C’est dans cette expérimentation que se déconstruisent les oppositions arbitraires et se façonne une écriture de la résistance, « car [elle] est une manière de préserver un espace de penser, de sentir et d’imaginer, que la langue dominante n’investira pas36 ».

Notes

1 M. de Montaigne, Les Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1992 [1924, 1965], i, 8, « De l’oisiveté ». Nous nous référons désormais à cette édition. Nous ajoutons la pagination de l’édition au programme de l’agrégation : E. Naya, D. Reguig-Naya, A. Tarrête, Paris, Gallimard, Folio Classique, 2009, désormais sous la forme suivante : folio, p. [note de l’éditeur]. Les mots et expressions en italique sont de l’auteur.

2 Les Œuvres morales et meslees de Plutarque, translattes du Grec en François par Messire Jacques Amyot […], t. I, Paris, M. de Vascosan, « De la tranquillité de l’ame et repos de l’esprit », 1572, f. 75 v°.

3 Ou distinctio, selon la traduction latine de Quintilien, Institution Oratoire, ix, III, 65 : « Au moyen de cette figure, des choses semblables sont distinguées les unes des autres, comme quand tu t’appelles sage au lieu d’habile, courageux au lieu de téméraire, prudent au lieu d’avare » (cité et traduit par T. Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 101).

4 Voir Cave, op. cit., p. 99-100.

5 « Or il y a une Honte, que les Latins appellent Verecundia, qui cause que les esprits se retirent au centre, et à l’instant mesme reviennent, laquelle chose est fort familiere aux enfans et aux vierges : elle peint la face d’une couleur vermeille, plaisante et agreable » (A. Paré, Les Œuvres […], quatriesme édition, Paris, G. Buon, 1585, premier livre, chap. 21, « Des accidens ou perturbations de l’Ame », p. XXXVII.

6 E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Garnier, 2014. Voir aussi Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, 2011-2 (n° 54) : « Montaigne et la diversité des affects », actes des journées de Milan (octobre 2010) organisées par E. Ferrari et G. Mormino. Nous renvoyons également à notre livre, Équivoques de pudeur. Fabrique d’une passion à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, auquel nous avons repris certains éléments de l’analyse de III, 5.

7 Alexandri Aphrodisei super nonullis physicis dubitationibus, solutionum liber, ab Angelo Politiano in Latinum conversus, in Angeli Politiani Opera, quae quidem extitere hactenus, omnia, longe emendatius quam usquam antehac expressa, Bâle, N. Episcopius, 1553, p. 412-413.

8 E. Garin, Tractatus quod Medici eloquentiae studeant et de verecundia, in I trattati morali di Coluccio Salutati, Florence, Le Monnier, 1944.

9 Voir J. A. Deonna, R. Rodogno, F. Teroni, In Defense of Shame : The Faces of an Emotion, Oxford University Press, 2012. Sur la « réinvention », à partir des années 1980, du caractère moral et cognitif des émotions qu’avait gommé le xixe siècle, voir D. Boquet, « Faire l’histoire des émotions à l’âge des passions », Séminaire de recherche sur les îles britanniques (Université d’Aix-Marseille I / LERMA) : « Les émotions : performativité, pratiques, mises en scène », Aix-en-Provence, 18 octobre 2010, http://britaix17-18.univ-provence.fr/pdf/Texte-Boquet.pdf.

10 Sur cet épisode voir notamment C. Martin-Ulrich, « ‘‘Je pareillement’’ : la figure de Socrate dans les Essais de Montaigne », in La figure du philosophe dans les lettres françaises et anglaises, A. Tadié (dir.), Presses Universitaires de Paris Ouest, 2010, p. 25-38 ; F. Roussel, « La réécriture d’une ‘‘scène originelle’’ : échos du procès de Socrate dans les Essais », in Le socratisme de Montaigne, T, Gontier et S. Mayer (dir.), Paris, Garnier, 2010, p. 105-119 ;

11 Les « arma facundiae » (Quintilien, Institution oratoire, II, 16, 10).

12 Sur ce point, voir G. Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du mensonge, Genève, Droz, 2000, chap. iii « Le Dire oblique ».

13 On reconnaît l’équivoque juridique de la digression manuscrite autour de « l’indocile liberté de ce membre » (I, 24, 102C ; folio, p. 249) : commis avocat d’office, Montaigne se tournait vers son client et le nommait « Monsieur ma partie ». Voir A. Tournon, Montaigne. La glose et l’essai, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1983, p. 387.

14 Voir F. Gray, Montaigne bilingue : le latin des « Essais », Paris, H. Champion, 1991, « Citations réalistes et obscènes ».

15 Le passage d’Aristote est le suivant : « Nous pensons que les jeunes gens ont le devoir d’être modestes, parce que vivant sous l’empire de la passion, ils commettent beaucoup d’erreurs, dont la modestie peut les préserver; et nous louons les jeunes gens quand ils sont modestes, alors qu’on ne s’aviserait jamais de louer une personne plus âgée de ce qu’elle est sensible à la honte, car nous pensons qu’elle a le devoir de ne rien faire de ce qui peut causer de la honte » (Ethique à Nicomaque, éd. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959, IV, 15, p. 211).

16 Traitté de la mauvaise honte dans la traduction d’Amyot (première édition en 1572 dans les Œuvres morales et meslées de Plutarque, Paris, M. de Vascosan). Sur ce texte, voir J.-C. Margolin, « De la ‘‘dysopie’’ de Plutarque à la ‘‘mauvaise honte’’ d’Amyot » in Fortunes de Jacques Amyot, Actes du colloque international, Melun 18-20 avril 1985, M. Balard (dir.), Paris, Nizet, 1986, p. 207-236). Cet ouvrage figure parmi les onze traités moraux de Plutarque qu’Érasme choisit de traduire, sous le titre De Vitiosa Verecundia (l’helléniste allemand Xylander optait deux ans plus tôt pour Vitiosus pudor dans son édition latine complète des Moralia de 1570, Bâle, T. Guérin, 1570). Pour les traductions de Plutarque par Érasme, voir Opera omnia Erasmi, Leyde, Clericus, 1703-1706, tome iv, col. 1-84.

17 Plutarchus Chaeroneus de vitiosa verecundia Erasmo Roterodamo interprete, préface adressée à Franciscus van der Dilft. François le Grand imite ce trait autobiographique dans sa préface à la traduction française du même traité (De la honte vicieuse, Paris, Ch. Estienne, 1554.)

18 Amyot, op. cit., 1572, f. 76 v°.

19 Lactance, De opificio Dei, XII, 17 ; Isidore de Séville, Etymologies, XI, 2.18. Montaigne utilise l’expression « mollesse feminine » (II, 27, 693B ; folio, t. II, p. 523). Sur la manière dont il l’oppose à la fermeté virile, voir R. D. Cottrell, Sexuality/Textuality : A Study of the Fabric of Montaigne’s « Essais », Columbus, Ohio State University Press, 1981.

20 Amyot, op. cit., 1572, f. 77 v°.

21 Op. cit., f. 77 r°. « Molles et effoeminati » traduit Érasme.

22 Op. cit., f. 76 v°.

23 Op. cit., f. 76 v°.

24 Op. cit., f. 77 r°.

25 Sur la question des mouvements involontaires dans les Essais, voir Ferrari, op. cit., spécialement p. 41-71.

26 Voir J.-C. Margolin, art. cit., p. 223-224.

27 Amyot, op. cit., 1572, f. 77 r°.

28 Sur cette filiation, voir O. Guerrier, « Aux origines du Discours de la servitude volonatire : autour d’un mot de Plutarque », in Moralia et Œuvres morales à la Renaissance, Actes du colloque international de Toulouse (19-21 mai 2005), O. Guerrier (dir.), Paris, H. Champion, 2008, p. 237-251.

29 Montaigne et Plutarque, Genève, Droz, 1989, p. 40.

30 Œuvres morales et meslees de Plutarque, translatees du Grec en François par Messire Jacques Amyot, Paris, M. de Vascosan, 1572, f. 634 GH – 635 AF.

31 A. Tournon, « Route par ailleurs ». Le nouveau langage des Essais, Paris, H. Champion, 2006, p. 349.

32 J. Starobinbski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982, V, 2, p. 255 ; cité par Tournon, op. cit., p. 349, note 2.

33 C. Martin-Ulrich, art. cit., p. 4.

34 Voir P. Parker, « Virile Style », Premodern Sexualities, L. Fradenburg et C. Freccero (dir.), New York/London, Routledge, 1996, p. 201-222.

35 Voir B. Méniel, « La façon virile de Montaigne », in L’Homme en tous genres. Masculinités, textes et contextes, G. Ferguson (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 63-76.

36 B. Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, PUF, 2007, p. 23. Cité par Roussel, « Échos du procès de Socrate dans les Essais », p. 106.

Pour citer cet article

Dominique Brancher, «Hontes Effrontées. Réflexivité d’une passion au livre III des Essais.», Op. Cit. [En ligne], Op. Cit., Agrégation lettres 2017, XVIe siècle, mis à jour le : 25/10/2016, URL : http://opcit.ramure.net/opcit/index.php?/op-cit/agregation-2017/xvie-siecle/index.php?/op-cit/agregation-2017/xvie-siecle/114-hontes-effrontees-reflexivite-d-une-passion-au-livre-iii-des-essais.

Quelques mots à propos de :  Dominique Brancher

Université de Bâle

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