Moyen Âge
Agrégation lettres 2017

Isabelle Fabre

« L’onde de plour » : micro-structures dans les pièces insérées du Livre du Duc

Article
  • 1 Le texte du recueil de Chypre est accessible dans l’édition musicale (en p...

1Plutôt que de considérer les dix-neuf pièces insérées du Livre du Duc des vrais amants sous l’angle narratif, en y voyant une sorte de voix off redoublant et commentant les événements du récit, on se propose d’en montrer la composition, autrement dit la fabrication autonome, en considérant leur collection fragmentée et disséminée dans le récit. Le modèle qui mène à cette lecture et nous sert de comparant est celui du recueil anonyme des ballades de Chypre, contemporaines ou légèrement postérieures, qui font paraître entre deux états du texte un agencement micro-structural autour de motifs qui en font l’unité, tandis que leur traitement disposé en alternance fait valoir une progression polyphonique1. Dans ce cas au moins, il est certain que les pièces composées simultanément ont été réparties ensuite dans un ensemble plus vaste de manière à produire l’illusion d’une narration sur la base d’une situation courtoise qui, comme chez Christine, s’achève par un « congé ». Il est donc tentant d’aborder les pièces insérées du Livre du Duc sous le même angle, en se demandant comment elles ont été composées puis agencées dans le recueil de manière à produire des effets d’écho non seulement avec le récit, mais également avec leur propre disposition formelle. Illustré par sept ballades, le motif de « l’onde de plour » nous servira de fil directeur pour aborder les récurrences formelles et sémantiques de notre corpus et en tirer les conséquences quant aux effets poétiques produits par leur insertion. Mais auparavant il nous faut dresser un bilan formel et présenter le comparant nécessaire à notre analyse.

  • 2 Cf. la « table des dictiez » du « Manuscrit de la Reine » (British Library...

  • 3 Cf. D. Roch, Poétique des ballades de Christine de Pizan (1363-1430), Pari...

  • 4 Distinction établie par J. Cerquiglini-Toulet, « Un engin si soutil », Gui...

  • 5 Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, tr...

2Les dix-neuf pièces insérées dans le Livre du Duc se composent de quinze ballades, trois rondeaux et un virelai. Réparties également dans le récit, elles ont pour pendant un ensemble de dix-sept poèmes rassemblés à la fin de l’ouvrage et désignés communément sous le terme de « coda lyrique ». Ces formes fixes ne sont pas isolées dans l’œuvre de Christine. On les trouve en bonne place dans le « Manuscrit de la Reine », classées par formes (rondeaux, ballades, virelais) ou rassemblées en recueil thématiquement ordonné (les Cent ballades et Cent ballades d’amant et de dame qui ouvrent et referment le manuscrit)2. C’est de cette dernière catégorie que relève la coda lyrique du Livre du Duc, qui reprend la progression dramatique du récit en donnant plus d’importance à la voix de la dame. Dans ce cas de figure, le « montage » obéit aussi à des critères métriques et rythmiques que les travaux de James Laidlaw et Danielle Roch ont mis en lumière3. Le « collage » relève apparemment d’une autre logique4. Inauguré par Jean Renart dans son Guillaume de Dole, ce type d’insertion fait valoir au contraire la primauté du récit « brodez, par lieus, de biaus vers »5, les poèmes insérés se présentant comme des fragments adroitement reliés à l’intrigue.

  • 6 C’est-à-dire mises en musique. Bien que le recueil de Chypre soit postérie...

  • 7 Les insertions sont toujours placées en bas de folio, sur les lignes de po...

  • 8 Cf. I. Fabre et G. Polizzi, « In Memory of Janus (1398-1432) : Poetics of ...

3Par-delà cette alternative, il existe dans la lyrique du temps un autre type de composition, illustrée par l’agencement des 102 ballades « notées »6 du recueil de Chypre (manuscrit de Turin, B.N.U. J.II.9), composé pour la cour française du roi Janus de Lusignan dans le premier tiers du xve siècle. Dans ce chef-d’œuvre du lyrisme courtois contemporain de la production christinienne, les pièces sont disposées en deux strates successives : à un premier état de la copie constitué de 68 ballades sont ajoutés deux groupes de 17 poèmes chacun, les uns insérés dans le premier état7, les autres regroupés à la fin. L’ensemble est structuré par des réseaux sonores et lexicaux, certains imités de Machaut et peut-être aussi (l’influence n’est pas à exclure) de Christine. Les pièces dérivent les unes des autres et s’organisent en séquences exploitant différents motifs tout en variant leur traitement rhétorique. Le mode d’organisation du recueil de Chypre autorise aussi le rapprochement avec les poèmes à forme fixe du Livre du Duc. Dans cette perspective, les 17 pièces ajoutées à la fin du manuscrit de Turin seraient l’équivalent de la « coda lyrique » christinienne, tandis que les 17 autres, qui fonctionnent comme des insertions dans une trame préétablie dont elles orientent la lecture dans un sens narratif et biographique (la vie de Janus lui-même, probablement commanditaire de l’œuvre8), invitent à lire autrement le « montage » de Christine, en partant non plus du récit pour aller vers le poème, mais en procédant à l’inverse, du poème vers le récit.

  • 9 Nous reprenons le principe d’une double numération à l’édition de référenc...

4Nous considérerons donc le corpus des insertions lyriques du Livre du Duc comme un ensemble « composé » et autonome, tant sur le plan structurel, dans la disposition des pièces réparties selon des critères formels autour d’un centre, que du point de vue thématique, dans l’agencement de leurs syntagmes et motifs. On examinera dans un premier temps la ballade de l’amour au « double visage » (VII/10)9, pièce pivot du recueil qui se détache de l’ensemble pour mieux faire valoir la logique de sa composition. On étudiera ensuite la séquence des poèmes 1 à 5, qui constituent un premier pôle thématique autour de la ballade II/3, éloge de la « haulte flour » qu’est la dame. On terminera ce parcours par la ballade à rimes reprises (VII/10), dans laquelle on verra la matrice poétique de l’œuvre telle qu’elle se définit à partir du motif de « l’onde de plour ».

L’amour aux deux visages : le cas particulier de la ballade VII/10

5Penchons-nous dans un premier temps sur la ballade VII/10, qui se distingue par sa composition singulière :

Ha ! Amours, bien m’as traÿ
Qui au premier pour moy prendre
Me fus doulz, puis envaÿ
M’as si qu’il me fault mort prendre
Par toy ! L’en te doit reprendre
De porter double visage :
Mais l’un a couleur de cendre
Et l’autre a d’un ange ymage. (Bal. VII/10, v. 1-8)10

  • 11 Les pièces décasyllabiques sont les n°1 à 5, 9, 12, 15 et 18-19 ; les piè...

6Cette pièce est la septième ballade du corpus et le dixième poème inséré dans l’œuvre. Elle s’entend comme une reprobatio amoris où la duplicité d’Amour est mise en cause : la douleur mortelle éprouvée par l’amant « pris » dans les filets du dieu (v. 4) succède à la douceur trompeuse qui a permis sa capture (v. 2-3). Ces plaintes n’ont rien de surprenant dans le cadre du lyrisme amoureux, mais elles se distinguent par leur traitement formel. Le choix du huitain d’heptasyllabes constitue un premier critère : on ne le retrouve pas ailleurs dans le recueil des pièces insérées, qui privilégie le mètre décasyllabique (employé dix fois à l’état pur et quatre fois « coupé », en combinaison avec un tétrasyllabe11) et ne recourt à l’heptasyllabe qu’à deux autres reprises, tantôt dans le cadre strophique du septain (ballade III/6), tantôt dans la composition de l’unique virelai du corpus. Cela souligne son importance, d’autant que ce schéma métrico-strophique réapparaît en position privilégiée dans la coda lyrique, puisqu’il s’agit de la pièce qui inaugure cette section.

  • 12 J. Roubaud, La fleur inverse. L’art des troubadours, Paris, Les Belles Le...

  • 13 Cinq ballades relèvent de ce modèle : I/2, II/3, VI/9, XI/15 et XIV/18.

  • 14 Le timbre -ire concerne le Ro I/1 (rime a) et les Bal I/2 (c), IV/7 (d) e...

7À cette caractéristique structurelle s’ajoute l’originalité de la « formule de rimes », pour reprendre la terminologie de Jacques Roubaud12. Si la disposition sur trois rimes ababbcbC bbcbC est commune et bien représentée dans le corpus des ballades13, il n’en va pas de même du choix des timbres en aÿ-endre-age, qui n’a pas d’équivalent, tant parmi les pièces insérées que dans la coda lyrique. La rime c en -age semble en outre signaler sa rareté par son quasi redoublement au refrain (ange ymage), procédé qu’on peut rapprocher de celui de la rime couronnée. Cette formule rimique est d’autant plus frappante que le recueil manifeste à cet égard une grande cohésion : le réseau des rimes y est particulièrement dense et marqué par la récurrence des timbres en ire-asse/esse-aine-onde-oie14, ce qui constitue un indice de la composition concomitante des pièces – on y reviendra.

  • 15 Consolation de Philosophie, II, 1, 11: « caeci numinis ambiguos vultus » ...

8Le lexique contribue aussi à isoler cette ballade. Alors qu’un réseau de motifs issus du fonds courtois (le service d’amour, la dame-fleur, le cœur prisonnier et martyr, etc.) irrigue le corpus des pièces lyriques, l’image du « double visage » d’Amour (v. 6) n’apparaît nulle part ailleurs. Illustrant l’ambivalence fondamentale du sentiment amoureux, elle dévoile ses deux aspects antithétiques – « couleur de cendre » et mortifère (v. 7), angélique et bienheureux (v. 8) – dans les deux derniers vers de la strophe, en un parallélisme syntaxique (« l’un… l’autre ») qui les met sur le même plan. Cet amour bifrons doit ses traits à la représentation de la Fortune depuis Boèce15, mais l’image ne désigne pas seulement un attribut topique ; elle évolue de strophe en strophe en se resémantisant. La « cendre » de la strophe initiale conduit ainsi, dans la suivante, à une descente infernale et à une psychomachia qui se joue sur la scène obscure du Moi :

Dont je me truis esbaÿ
D’en tel obscurté descendre
Par Desir qui esmaÿ
M’a. Mais Desespoir fait fendre
Mon cuer, et Espoir entendre
A moy ne veult. L’un fait rage
Et a Mort obscure tendre,
Et l’autre a d’un ange ymage. (Bal. VII/10, v. 9-16)16

9La rime équivoquée « de cendre »-« descendre » qui relie les deux premières strophes se trouve aussi dans le rondeau 54 du recueil de Chypre, fondé sur la même rime équivoquée :

Conbien que tout houme est formé de cendre,
Il ne s’en peut bonnement contenter,
Quant il ce [sic] voit de haut en bas dessendre.17

10Dans le poème de Christine, le polyptote « obscurté » (v. 10) – « obscure » (v. 15) s’associe par ailleurs à la rime « rage » (v. 14) – « ymage » (v. 16) pour confirmer la déroute subie par le locuteur, abandonné aussi par Espoir. Le double visage d’Amour cède la place à un morcèlement des instances du Moi qui s’affrontent, mais le conflit est inégal et l’« ymage » angélique voit son action annulée par la « rage » des forces négatives.

11L’acharnement dont est victime le « Je » est renforcé à la troisième strophe par la prise à partie d’Amour, véritable déclencheur de cette guerre intestine :

Mais Bon Espoir enhaÿ
M’a. Et Desir et toy rendre
Me voulez mort. Dont « Haÿ !
Mi dolent », diz de cuer tendre,
Car tu pris pour mieulx m’esprendre
Accueil et Dongier Sauvage :
L’un est au deable gendre
Et l’autre a d’un ange ymage. (Bal. VII/10, v. 17-24)18

  • 19 Nous nous écartons ici de la traduction proposée par les éditeurs du volu...

12La plainte s’est muée en accusation : Amour est rangé parmi les opposants (v. 18-19, « Desir et toy rendre / me voulez mort ») et désigné comme le véritable responsable de cette stratégie d’autant plus dévastatrice (v. 21, « tu pris pour mieulx m’esprendre ») qu’elle est perverse (Bon Espoir a basculé dans le camp de la haine). L’affrontement est dramatisé par le cri de détresse du locuteur (v. 19-20, « Haÿ ! / Mi dolent ») dont la vulnérabilité est illustrée par le « cuer tendre » d’où émane la voix19. C’est donc la face malfaisante de l’amour qui est dévoilée dans le vers qui ramène le refrain (« L’un est au deable gendre / Et l’autre […] »). Ces deux visages n’en font qu’un, puisqu’Accueil, qui a « d’un ange ymage », rime avec un « Dongier sauvage » apparenté ici au diable, tous deux se révélant des affidés d’Amour.

13Reste à tirer, dans l’envoi, la leçon de cet assaut infernal :

Amours, tu m’as fait entendre
Qu’aprés joye dueil attendre
Puet cil qui te fait hommage.
Deux manoirs as : l’un d’esclandre
Et l’aultre a d’un ange ymage. (Bal. VII/10, v. 25-29)20

  • 21 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, v. 6075-6114 (é...

  • 22 Le Chemin de Longue Etude, Dédicace, v. 17 (éd. A. Tarnowski, Paris, Le L...

14Au « double visage » d’Amour se substituent ses « deux manoirs » (v. 28), à l’instar de Fortune et de sa « mansion » aux deux ailes contrastées telle que la dépeint Jean de Meun imitant l’Anticlaudianus d’Alain de Lille dans la deuxième partie du Roman de la Rose21. Mais l’image a perdu de sa consistance et sa part positive semble presque déréalisée en comparaison de sa partie négative, qui revêt la consistance et l’éclat du minéral (on entend dans « esclandre » un écho d’« escarboucle » et « esplandeur », terme attesté ailleurs chez Christine22).

  • 23 Voir à ce sujet l’étude de P. Romagnoli, « Les formes de la voix : masque...

15L’ensemble de ces singularités formelles et sémantiques fait valoir le caractère emblématique de cette ballade au sein des pièces insérées du Livre du Duc. Elle signale premièrement le travestissement du texte et le caractère « androgyne » du texte de Christine, suggéré par le rapprochement phonétique de la rime en -endre et des deux derniers mots du refrain (« ange ymage »). Christine ne fait-elle pas subir à son écriture une sorte de dédoublement, afin de faire entendre, dans la trame de son propre discours, la voix de son noble commanditaire23 ?

  • 24 D. Roch évoque une « véritable mise en forme par les nombres » et discern...

  • 25 Voir en particulier les travaux d’A. Sultan, « La harpe et la forge. Poét...

16La ballade VII/10 est également capitale sur le plan structurel, d’abord en ce qu’elle scinde le recueil des pièces insérées en deux sous-ensembles de neuf pièces dont elle constitue l’élément charnière (9 + 1 + 9), ensuite par la place centrale qu’elle occupe, au sein de ce même recueil, dans le corpus des ballades de l’amant (6 + 1 + 6). De part et d’autre de ce centre se disposent les pièces composées en mètre impair (ballade III/6 et virelai) ainsi que les deux ballades isolées en octosyllabes (V/8) et tétrasyllabes (X/13). Ces effets de symétrie ne sont peut-être pas les seuls à relever d’un mode d’organisation numérique, mais l’on n’ira pas plus loin dans cette voie, ouverte par les travaux de Danièle Roch24 et qui, au début du xve siècle, possédait son équivalent musical dans la pratique polyphonique de l’ars subtilior25. Cette disposition laisse en tous cas supposer que les pièces insérées ont été composées pour elles-mêmes, indépendamment de leur incidence sur le récit, autrement dit qu’elles s’appréhendent comme un recueil autonome possédant sa propre logique structurelle.

Une séquence formellement et thématiquement homogène : les pièces n°1 à 5

17Le premier volet du diptyque, constitué des pièces 1 à 9, fait apparaître plusieurs éléments relevant de la micro-structure. Il se divise à son tour en deux blocs. Le premier s’ouvre sur un rondeau (Ro I/1) auquel succèdent deux ballades (Bal I/2 et II/3) suivies des deux autres rondeaux du recueil (Ro II/4 et III/5). Composées exclusivement de décasyllabes, ces cinq pièces n’exploitent que deux formules strophiques et rimiques (schéma ABBA abAB abba ABBA pour les rondeaux et ababbcbC bcbC pour les ballades). Le deuxième sous-ensemble, qui regroupe quatre ballades (III/6 à VI/9), diversifie le modèle initial par l’emploi d’un mètre impair (Bal III/6 en heptasyllabes), de l’hétérométrie (strophes de décasyllabes coupés par un tétrasyllabe en IV/7) et d’une nouvelle combinaison métrico-strophique (V/8 en septains d’octosyllabes) sans équivalent dans le reste de l’œuvre, y compris dans la coda lyrique.

18Examinons la première séquence (pièces n°1 à 5). Elle met en place la forme dominante, le huitain décasyllabique sur trois rimes, qui donne son homogénéité formelle au recueil. Construite sur le thème du service d’amour, la séquence a pour centre de gravité la ballade II/3 :

Tres haulte flour, ma dame souveraine,
De tout honneur et valeur la deesse,
De grant beaulté, sens et bonté fontaine,
Et celle qui m’est chemin et adrece
De pervenir a vaillance, et qui drece
Trestous mes fais, dame a qui je suis lige
Tres humble serf, comme a doulce maistresse,
A vous servir tant com vivray m’oblige. (Bal II/3, v. 1-8)26

19Le poème déploie sur la quasi totalité de sa première strophe, en une série de syntagmes nominaux accumulés en parataxe, une louange de la dame démarquée des litanies mariales et de ses accumulations de « propriétés », comme on peut en juger en la rapprochant de la ballade 99 du recueil de Chypre, qui présente en outre un acrostiche Tota pulchra es mater pia Virgo Maria dont l’incipit est tiré du Cantique des Cantiques :

Tres gente, pure et nette fleur de lis
Odorant mout, ou sont tous vrais delis,
Toute parfaite et toute de bon aire […].

Vive fontainne, douce en tous fais et dis,
Joieuse et qu’on doit desirer tousdis,
Refectueuse et pour tout bien parfaire
Gracieuse et pleinne de tout avis, […]
Joie de tous, que devons sans forfaire
Amer, louer de fin cuer et chierir. (Turin, BNU J.II.9, Bal 99, v. 1-3, 21-24, 29-30)27

20Composée sur ce modèle dévotionnel et litanique très pratiqué au xve siècle, la ballade II/3 du Livre du Duc concentre un grand nombre de motifs, syntagmes et sonorités qui se diffusent ensuite sur les poèmes avoisinants, puis dans l’ensemble du recueil des pièces insérées.

  • 28 Ibid., f. 139v.

21C’est d’abord une matrice rimique. L’exemple le plus spectaculaire concerne les termes qui constituent la rime b en -esse : six d’entre eux se retrouvent aux deux extrémités du recueil, dans le rondeau I/1 (« deesse »-« adrece »-« drece »-« maistresse ») et la ballade XV/19 (« leesce »-« haultece »-« maistresse ») non sans subir des déplacements sémantiques ou registraux. Ainsi, la « deesse » de la ballade renvoie à la dame aimée, mais désigne Vénus dans le rondeau (v. 2) ; le « chemin et adrece » est celui qui mène à la « vaillance » dans la ballade et à l’amour dans le rondeau (v. 3-4, « Vueilles mon cuer briefment mettre en adrece / d’estre amoreux »). Quant à la ballade finale, elle s’ouvre sur une invocation à la Mort (« Ha ! Mort, Mort, Mort, viens a moy, je t’appelle ») qui opère un changement radical de registre, de la louange à la déploration (v. 6, « Car congié prens a Joye et a Leesce »). À noter que le recueil des ballades de Chypre se clôt aussi sur un « congé » injonctif, mais adressé à Mélancolie (« Fuiés de moi, Merancolye, / car ne te puis plus comporter […] »28).

22Un autre cas de dérivation concerne la rime en -aine, qu’on retrouve dans les ballades V/8 et VI/9 du Livre du Duc avec les mots « peine » et « souveraine ». Dans ce dernier cas, la reprise va au-delà de la rime et s’accompagne d’une redistribution lexicale. À partir du syntagme « ma dame souveraine » qui ouvre la ballade II/3 s’opère en effet une dislocation générant une nouvelle rime dans la ballade V/8, elle aussi construite sur le modèle litanique (« Adieu, ma redoubtee dame, / Adieu, sur toutes souveraine »). Le même syntagme subit ensuite une permutation métonymique dans la ballade VI/9, toujours à l’incipit du poème (« Puis que veoir vostre beaulté souveraine »), l’adresse à la dame (« ma dame et seule joye ») étant rejetée au vers suivant. On s’éloigne enfin du syntagme de départ dans la ballade I/2, qui dans sa première strophe met en place une autre association :

Amours, certes, assez ne te pourroye
Remercier de ce que de ta grace
D’estre amoureux tu m’as mis en la voye,
Et de dame qui toutes autres passe
Tu m’as pourveu, car de beaulté et grace
Et de valeur est souveraine, a voir dire.
Si ne puis dire assez et ne cessasse :
Graces te rends qui la m’as fait eslire ! (Bal I/2, v. 1-8)29

23La « valeur souveraine » du vers 6 est issue du collage des vers 1 et 2 de la ballade II/3 (« Tres haulte flour, ma dame souveraine, / De tout honneur et valeur la deesse »). Quant au tour hyperbolique « dame qui toutes autres passe » (v. 4), c’est une variation de la formule « vous passés toutes » au vers 10 de la ballade II/3. L’écart tient alors à la situation d’énonciation, la ballade I/2 apostrophant Amour en une action de grâce qui fait l’éloge de la dame, tandis que la ballade II/3 est directement adressée à cette dernière dont elle célèbre les vertus.

24À cette agrafe lexicale s’ajoutent des liens rimiques et lexicaux avec le rondeau initial, auquel il répond littéralement : à la demande formulée dans le refrain du rondeau (« Vueilles mon cuer […] mettre en adrece / D’estre amoreux ») correspond le vers 3 de la ballade (« D’estre amoureux tu m’as mis en la voye ») ; à l’expression « pourveoir de maistrece » du rondeau (v. 6) fait écho le « de dame… tu m’as pourveu » de la ballade (v. 4-5). C’est enfin du refrain de la ballade « Graces te rends qui la m’as fait eslire ! » que dérive la demande formulée dans le deuxième couplet du rondeau (« Et m’ottroyez grace que puisse eslire ») ainsi que la rime b en -ire de ce dernier (« eslire »-« dire »-« desire »-« tire »). Là encore, la boucle est bouclée par la reprise de cette même rime dans la pièce de clôture du recueil, avec un nouveau jeu de renversement, puisque le vœu formulé concerne cette fois la mort (v. 7, « Mais je ne vueil fors que toi, Mort, eslire ») et qu’on sent percer une certaine ironie dans l’adresse finale à Amour, qualifié de « beau sire » (v. 25) qui ferme pourtant les yeux sur le martyre de son loyal serviteur (v. 21-22, « On ne pourroit nul autre amant eslire / Plus vrai servant […] »).

  • 30 Louange des dames, Ballade 267, v. 7-8, éd. V. Chichmaref, dans Guillaume ...

25Attardons-nous un instant sur ce motif du loyal serviteur. C’est un élément structurant du recueil chypriote, qui y consacre une séquence de quatre pièces inspirées d’une ballade de Machaut (« Dame veuillez en grace recevoir / Moy qui tous sui vostre sans decevoir »)30, source qu’il a en commun avec la ballade VIII/11 du Livre du Duc (v. 15-16, « Et regardez que j’aim sanz decevoir, / Si me daignez pour ami recevoir »). C’est aussi sur ce motif qu’est construite la ballade II/3. On le trouve mis en valeur au refrain (« A vous servir tant com vivray m’oblige »), exploité par annomination dans le syntagme « humble serf » accentué à la césure (v. 7) et repris à la troisième strophe dans le même type de construction infinitive (v. 19, « Coment mon cuer de vous servir se peine »). Transposé à la troisième personne du singulier dans la ballade I/2 adressée à Amour, le verbe « servir » se retrouve énoncé deux fois dans la même position, à la césure du troisième vers des strophes 2 et 3 (v. 11, « En lui servir » et v. 19, « Tant par servir »). Mais le service y revêt des fonctions différentes : dans le premier énoncé, il correspond à la grâce accordée par Amour et a pour pendant la joie que l’amant reçoit pour prix de son dévouement (v. 11-12, « et qui en joye / mon cuer tenist ») ; dans l’occurrence de la dernière strophe, le discours est relancé sous forme d’une nouvelle requête (« Si te suppli, Amours »). Le « service » devient alors une condition : c’est ce qui dispose à obtenir la « merci » de la dame, autrement dit à jouir de sa vision (v. 495-498, « Tant par servir qu’encor ma dame voye / Que tout sien suy […] / Et son regard… / tres doulcement par pitié vers moi tire »).

  • 31 Ed. P. Champion, t. 1 des Poésies de Charles d’Orléans, Paris, Champion, ...

26Le motif du loyal serviteur est redistribué ensuite dans les autres pièces du recueil, d’abord par le biais du substantif « serf » dans les rondeaux II/4 (v. 4, « A qui serf suis par doulce retenue ») et III/5 (v. 11-12, « C’est qu’a son serf ma dame retenir / me vueille […] »). Notons que dans les deux cas, le terme clé apparaît dans une locution qui annonce le poème narratif La Retenue d’Amour composé vers 1414 par Charles d’Orléans31. On remarque aussi la proximité du rondeau II/4 avec la ballade II/3 dont il dérive vraisemblablement, car le lien entre le service et la douceur établi au vers 4 du rondeau (« A qui serf suis par doulce retenue ») est issu de la redistribution des syntagmes du vers 7 de la ballade (« Tres humble serf comme a doulce maistresse »). La dérivation d’une pièce à l’autre est corroborée par la mention, au vers 3 du rondeau, du motif de la dame-fleur (« Flour de beaulté, rose fresche, nouvelle ») qui constitue l’incipit de la ballade (« Tres haulte flour »).

  • 32 On en compte une vingtaine d’occurrences dans les poèmes du manuscrit de ...

27Voilà qui nous amène au dernier élément structurant de notre séquence. C’est en effet dans la pièce II/3 que se dessine l’image de la fleur, caractérisant laudatif de la dame dans le lyrique courtoise, exploité tant par Machaut dans sa Louange des dames que par le poète anonyme du recueil de Chypre32. Si le motif est topique, il est monnayé ici avec un souci de cohésion et un sens de la nuance caractéristique de l’art « subtil » de Christine. Ce sont d’abord les expansions du signifiant qui sont travaillées : la « flour » voit sa beauté et sa noblesse rehaussées d’un adjectif parfois intensifié (elle est « douce » dans la ballade VI/9, « plaisant » en VIII/11, « tres haute » dans la ballade II/3, « tres doulce » dans la ballade IV/7) ; elle est ornée d’une complémentation nominale (la « flour de beaulté » déjà citée, la « flour de tout le monde » en V/8) ou verbale (« douce flour a qui tout je m’ottroye » en VI/9 et sa variante parallèle en VIII/11 « plaisant flour a qui je me donne »). La réécriture peut aussi porter sur la désignation même de l’objet : à l’hyperonyme « flour » se substitue alors la « rose fresche, nouvelle » (Ro II/4, v. 3), dans un rapport d’équivalence souligné par la césure (« Flour de beaulté, | rose fresche, nouvelle »). On touche enfin au comble de l’hyperbole avec les vers 8 et 9 de la ballade X/13 (« Fresche nouvelle / Plus que la rose »), où l’image florale exemplaire est à son tour dépassée.

28Par ailleurs, la place et la fonction du motif varient selon le poème. Placé en position d’ouverture (incipit de ballade ou quatrain-refrain de rondeau), associé à l’éveil du sentiment amoureux et à la joie qui en découle dans ses deux premières occurrences (ballade I/2 et II/3), il prend une tonalité élégiaque dans la ballade IV/7 où la mention de la « tres doulce flour » en apostrophe à la dame est rejetée au vers 3 et s’accompagne de l’annonce de sa « departie » qui marque la perte de la joie (v. 1, « Or est du tout ma joye aneantie »). La fleur perd ensuite sa prééminence dans l’énumération anaphorique de la ballade des « adieux » (V/8, v. 6, « Adieu, la flour de tout le monde ») pour prendre une coloration pathétique dans l’envoi de la ballade VI/9, où s’exprime plus nettement le motif de la mort d’amour (« Ha ! Doulce flour […] / Je sens mon cuer par trop amer estraindre »), le comble du pathos étant atteint dans la ballade VIII/11, où la « dame plaisant sur toutes belle et bonne » dont le locuteur sollicite la « mercy » à l’incipit cède la place au début de la deuxième strophe à une « plaisant flour » meurtrière que le « Je » implore avec véhémence :

Helas ! Plaisant flour a qui je me donne,
Ne m’occiez pas ! Mercy je vous crye… (Bal VIII/11, v. 9-10)33

29Le chiasme (« dame plaisant » au vers 1, « plaisant flour » au vers 9) se joint ici au parallélisme syntaxique (dans les deux cas, une formule d’adresse suivie d’un énoncé à l’impératif) pour marquer la gradation dans la modalisation affective, que vient renforcer encore l’interjection « helas ! » et le décasyllabe coupé en 5 | 5 qui accroît l’amplitude rythmique de l’imploration.

La ballade IX/12 à rimes reprises : une matrice poétique ?

  • 34 Nous reprenons ici la terminologie christinienne : la « ballade a doubles...

  • 35 Eustache Deschamps, Art de dictier, dans Œuvres complètes, éd. Raynaud, P...

  • 36 Nous renvoyons à l’analyse des ballades 10 et 99 par Gilles Polizzi : « L...

  • 37 Publiées dans les Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. M. Roy, Par...

30Il nous faut pour finir examiner le poème le plus virtuose, la ballade IX/12 à « rimes reprises » ou « doubles rimes »34, dans laquelle nous voyons la pièce matrice du recueil. Le tour de force consiste ici en une reprise de la ou les syllabe(s) de rime au début du vers suivant. Salué par Eustache Deschamps comme étant « plus fors balades qui se puissent faire »35, ce type de poème se rencontre aussi chez Machaut, Froissart et à deux reprises dans le recueil de Chypre, selon une construction poético-musicale qui se veut le « comble de l’art »36. On en trouve un autre exemple, sur le motif de la « flour de beaulté », dans les Balades d’estrange façon de Christine37. À la saturation phonétique produite par la répétition de la rime léonine s’ajoute un brouillage sémantique dû aux procédés de dérivation morphologique et aux fréquentes équivoques. Le retour du refrain fonctionne alors comme un ancrage sonore dans un paysage poétique instable et – pour reprendre l’image clé de notre poème – fondamentalement ondoyant :

Ayez pitié de moy, ma dame chiere !
Chiere vous ay plus que dame du monde,
Monde d’orgueil, ne me faites vo chiere
Chiere achater par reffus, blanche et blonde.
L’onde de plour m’ostez si que revoye
Voye d’avoir soulas qui me ravoye. (Bal IX/12, v. 1-6)38

31La concentration phonétique générée par le dispositif des rimes reprises se double ici de jeux d’assonances et d’allitérations qui ont un rôle tant rythmique (accent sur l’apostrophe à la dame « blanche et blonde ») que structurel, avec la récurrence de la syllabe voi (« voye »-« avoir »-« ravoye ») dans le refrain, soulignant sa fonction de clôture strophique.

32Les répétitions s’intensifient dans la strophe suivante, ce qui accroît la dynamique et intensifie le pathétique du poème :

Et se je y fail, pour ce qu’a moy n’affiere,
Fiere moy mort, et en dolour parfonde
Fonde mon cuer et plus vivre ne quiere,
Quiere doleur ou tout meschief responde,
Responde a tous. Amours point ne m’envoye
Voye d’avoir soulas qui me ravoye. (ibid., v. 7-12)39

33À la double chaîne allitérative en [m] et en [f] (« Fiere moy mort », « Fonde mon cuer », « meschief » et la première croisée de rimes « affiere »-« parfonde ») s’adjoint la rime interne en « cuer »-« doleur », elle-même prolongée, dans un effet d’encadrement chiasmique, par la « dolour » du vers précédent (v. 8), écho plaintif du « plour » de la première strophe. Le procédé se prolonge dans la troisième strophe, qui fait entendre à nouveau « doleur » et « cuer », mais dans une disposition inversée :

Com de vo serf faites, sans m’estre fiere,
Fierement non, qu’en doleur je n’affonde.
Fonde qui fiert mon cuer, faites que voye
Voye d’avoir etc. (ibid., v. 15-18)40

34La qualité poétique du texte s’accroît aussi de la densité des motifs qui s’y rencontrent. Relevons d’abord, dans la continuité de la séquence examinée plus haut, la présence du loyal serviteur (v. 15, « Com de vo serf faites »), ainsi que plusieurs syntagmes relatifs à l’éloge de la dame. Ils sont réemployés dans d’autres poèmes, à l’identique ou au prix de menus ajustements. C’est ainsi que la « belle plaisant » apostrophée au début de la troisième strophe (v. 13) se retrouve dans la ballade VIII/11, sous forme de variantes mises en valeur au début des strophes 1 et 2 (« Dame plaisant » et « Plaisant flour »). L’image de la belle « de tous bien rentiere » qui lui succède dans le même vers (v. 13) est reformulée dans la ballade XII/16, qui évoque en un tour pittoresque une dame « rentee / d’un cuer d’amant » (v. 11-12) ; celle de la « fonde » (fronde) qui « fiert [le] cuer » au vers 17 se déploie en une énumération amplifiée par l’enjambement dans la ballade XV/19 (« ferus de lance ne de fonde / ne d’autre dart » aux vers 10-11), car il ne s’agit pas cette fois d’évoquer la traditionnelle blessure d’amour, mais d’illustrer les tourments de la séparation. Enfin, l’hyperbole « sans pareille ou seconde » du vers 14 réapparaît telle quelle au vers 3 de la ballade XI/15 (« celle qui n’a pareille ou seconde »), tandis que le binôme adjectival « blanche et blonde » est réaffecté en position privilégiée, au refrain de la ballade V/8.

35Mais c’est l’image de « l’onde de plour » (v. 5) qui nous semble poétiquement la plus féconde. Issue de la rime « blonde » qu’elle prolonge à l’attaque du vers 5, elle rapproche dans le flux des rimes reprises (scandé par la répétition de la liquide [l]) la chevelure ondoyante de la dame et les larmes de l’amant, l’éclat de la blondeur et la transparence des pleurs. Les ballades V/8 et XI/15 dérivent de cette association et lui confèrent d’autres nuances. Elles sont construites toutes deux sur le timbre -onde (rime a pour XI/15 et rime c pour V/8) et ont en commun six mots rimes (« monde »-« seconde »-« onde »-« responde »-« blonde »-« (h)abonde »). La ballade XI/15 chante la joie d’aimer consécutive au « guerdon » obtenu de la dame :

Il n’est de moy plus eureux en ce monde,
Car joye n’est autre per a la moye
Quant celle qui n’a pareille ou seconde
M’a a mercy pris. […] (Bal XI/15, v. 1-4)41

36Outre la reprise du binôme synonymique « pareille ou seconde » qu’on a déjà mentionné, la pièce emprunte aussi à la ballade IX/12 sa rime c en -oie (oye), en particulier le verbe à la rime du refrain (« ravoie »), qu’on retrouve dans l’avant-dernier vers de l’envoi (« celle qui mon cuer du tout ravoye »). La requête formulée en IX/12 (« L’onde de plour m’ostez si que revoie / Voie d’avoir soulas qui me ravoie ») a été satisfaite et le cœur de l’amant est enfin disposé au bonheur. Le changement de ton est marqué par le renversement de l’image au début de la strophe 3 :

Or est en jeux et ris retorné l’onde
Du tres grief plour
qu’en desespoir semoye,
Dont gays, jolis et de pensee monde
Plus qu’oncques mais seray. […] (ibid., v. 17-20)42

37L’intensification du motif (« l’onde du tres grief plour ») jointe à l’enjambement qui étire l’énoncé du signifiant modifie la nature de l’image. D’abord aquatique, elle se fait agricole (« semoye »). De tonalité élégiaque dans la ballade IX/12, elle prend un accent biblique par allusion à la moisson métaphorique du Psaume 126, célébrant le retour des Hébreux de leur captivité babylonienne :

Qui a semé dans les larmes
moissonne dans la joie !
Il s’en va, il s’en va en pleurant,
chargé du sac de semence.
Il revient, il revient avec joie,
chargé de ses gerbes.43

38La ballade s’entend alors comme la célébration d’un miracle d’Amour (v. 20-21, « Amours en voye / m’en a mis ») dont le locuteur témoigne auprès de la communauté des amants (v. 11-12, « […] qu’a tous amans responde : “Je suis cellui qui […]” »).

39Si l’on suit le cours de cette « onde » à la rime, on parvient ensuite à la ballade V/8, un « congé » entièrement construit sur une anaphore en « Adieu ». Notre motif se retrouve à la fin de la troisième strophe :

Adieu, de toute valeur l’onde,
Adieu sans adieu, blanche et blonde. (Bal V/8, v. 20-21)44

40Si les larmes s’estompent dans cette pièce qui célèbre la bien-aimée (tous les constituants complétant l’anaphore sont autant de « propriétés » de la dame, sur le modèle de la ballade II/3), « onde » et « blonde » à la rime n’en sont pas moins issus des vers 4 et 5 de la ballade à rimes reprises, comme on l’a relevé plus haut. L’image se fait plus abstraite. Une fois rapprochée de l’adieu du vers 13 (« […] celle en qui grace habonde »), elle fait entendre un écho distinct de la ballade XI/15 (v. 9, « Belle, en qui toute valeur habonde »). Les trois pièces, on le voit, sont étroitement apparentées et la formule « de toute valeur l’onde » procède de la combinaison des deux autres. L’image aquatique ne disparaît pas pour autant ; elle est réinvestie ailleurs, dans la succession des adieux de la strophe 2 qui dessinent l’image d’une navigation :

  • 45 Ibid., v. 1572-74.

41Adieu, flun qui grant joye ameine,
Adieu, le port de noble fame,
Adieu, doulce voix de seraine… (ibid., v. 9-11)45

42Entre les « propriétés » mariales (le « bon port », la « fontaine de joie ») et les allusions à des figures ambiguës, empruntées soit au bestiaire d’amour (la sirène à la voix captatrice), soit à la « fable » mythologique (la beauté funeste d’Hélène), le poème semble hésiter. De la même manière, le refrain est un « adieu sans adieu », autrement dit un poème d’amour qui s’énonce sous le couvert d’un « congé ». On retrouve le même travestissement rhétorique dans la ballade IV/7, qui repose tout entière sur l’impossibilité douloureuse de dire :

Ha ! Simple et coye,
Au moins voiez comment plour et larmoye
Pour vo depart qui me met a martire.
Helas ! Comment vous pourray je adieu dire ? (Bal IV/7, v. 25-28)46

43Les « plours » redoublés ici par les larmes (« comment plour et larmoye ») deviennent dans l’envoi les témoins de la sincérité de l’amant, confronté à l’intervention des médisants dans la strophe précédente.

44Le doublet « simple et coye » nous conduit pour finir à la ballade VI/9, qui emploie au vers 12 le même binôme synonymique pour désigner la dame. C’est l’occasion d’analyser un dernier avatar de notre motif. La troisième strophe est en effet construite, comme la ballade IX/12 qui nous a servi de matrice et les poèmes IV/7 et XI/15 qu’on a analysés plus haut, sur la rime en -oie. On y rencontre à nouveau le verbe « larmoye », commun à ces deux dernières pièces :

Helas ! Au moins, belle pour qui je peine
Se pour vous muir, de quoy je suis en voye,
Priez pour moy, et m’ame sera saine,
Et se vo doulz œil un pou en larmoye
M’ame en sera plus ayse, se la moye
Douleur vous fait par de pitié contraindre
Un pou gemir, car pour vous plour me noye.
Si ne m’en sçay a autre que vous plaindre. (Bal VI/9, v. 17-24)47

45Dans cette réécriture en clé spirituelle, l’âme a remplacé le cœur et la dame, telle une Vierge de pitié, endosse la fonction de médiatrice miséricordieuse qui soulage les pécheurs (« Priez pour moy, et m’ame sera saine » et « M’ame en sera plus ayse »). L’allitération en [p] et l’assonance en [u] saturent phonétiquement les deux vers ramenant le refrain, ce qui accentue le ton de la complainte. Le phénomène s’amplifie grâce aux parallélismes syntaxiques, d’abord aux vers 17 à 19 (« pour qui », « pour vous », « pour moy »), puis entre les vers 20 (« se vo doulz oeil un pou en larmoye ») et les vers 21-23 (« se la moye / douleur vous fait […] / un pou gemir »). L’enchaînement complexe des subordonnées hypothétiques confère enfin à la strophe un caractère sinueux qui débouche, tel un fleuve aux méandres profonds, dans la causale du vers 23 (« car pour vous plour me noye »), lieu de noyade métaphorique. Quelle est en fin de compte la source de cette « onde de plour » dont nous avons jusqu’ici suivi le cours ? L’énoncé est phonétiquement ambigu : la proposition « pour vous plour », où « plour » s’interprète comme le verbe « plourer » à la première personne du singulier (« je pleure pour vous ou à cause de vous ») n’est pas loin en effet de « pour vos plours » (« à cause de vos larmes »). Le verbe – ou son substantif sous-jacent – ne référerait donc pas tant aux larmes de l’amant, nulle part évoquées dans le poème, qu’à celles de la dame, que le locuteur appelait de ses vœux au vers 20 (« se vo doulz œil un pou en larmoye […] »).

  • 48 Œuvres poétiques…, éd. cit., t. 1, p. 257-258.

  • 49 D. Demartini et D. Lechat la jugent plus sophistiquée sur le plan formel,...

46Il serait vain de vouloir rendre compte de tous les réseaux phonétiques et lexicaux qui s’entrecroisent et se répondent dans les pièces lyriques insérées du Livre du Duc des vrais amants. On pourrait débusquer des liaisons secondaires et suivre les dérivations successives d’autres motifs. On pourrait aussi prolonger cette étude en se penchant sur les deux ballades de la dame et de Sibylle (XIII/17 et XIV/18), dont notre analyse confirme le statut de pièces à part : en effet, toutes deux sont construites sur des timbres de rime rares et, pour ce qui est de la ballade de la dame, sur la formule métrique la plus complexe du recueil (hétérométrie en 7/4/10) ; quant à la ballade de Sibylle, non seulement son lexique ne se retrouve pas ailleurs, mais on sait en outre que c’est la seule pièce à posséder véritablement le statut d’insertion, puisque Christine l’emprunte à ses Autres Balades48. Nous avons proposé un échantillon de ce type d’analyse, de manière à faire percevoir le mode de composition des poèmes ainsi que la cohérence de leur ordonnancement – cohérence métrique, rhétorique et poétique qui confère à l’ensemble le statut de recueil et lui reconnaît une autonomie comparable à celle de la coda lyrique, plus valorisée par la critique49. Les poèmes à forme fixe insérés dans le « ditié » de Christine sont perçus ordinairement comme des émanations expressives du texte narratif, qu’ils prolongent, approfondissent et amplifient. Nous avons voulu montrer qu’on peut en faire une autre lecture. Considérés à la lumière du comparant qu’est le recueil de Chypre, les poèmes que nous avons examinés prennent un autre relief. À bien des égards, le terme d’« insertion » ne leur convient guère. C’est plutôt le poème qui est premier, et c’est de celui-ci que naît le récit.

Notes

1 Le texte du recueil de Chypre est accessible dans l’édition musicale (en partition) de R. H. Hoppin : The Cypriot-French Repertory of the Manuscript Torino, Biblioteca Nazionale J.II.9, Rome, American Institute of Musicology, 1960-1963, 4 vol. On peut le lire aussi dans la transcription diplomatique de C. Beaupain : Le Codex de Chypre (Torino, Biblioteca Universitaria J.II.9), vol. I : Rondeaux et Virelais I (textes transcrits et traduits par G. Schiassi) ; vol. 2 : Ballades I ; vol. 3 : Ballades II ; vol. 4 : Ballades III (textes transcrits et traduits par T. Waterhouse), sous la direction de R. Picazos (vol. 1) et G. Clément (vol. 2-4), Bologne, Ut Orpheus Edizioni, 2011-2015 (le dernier volume est encore à paraître). L’édition critique, traduction et commentaire littéraire des 174 pièces françaises du recueil est en préparation par nos soins, en collaboration avec G. Polizzi.

2 Cf. la « table des dictiez » du « Manuscrit de la Reine » (British Library, Harley 4431) en ligne à l’adresse suivante : http://www.pizan.lib.ed.ac.uk/gallery/pages/002v.htm.

3 Cf. D. Roch, Poétique des ballades de Christine de Pizan (1363-1430), Paris, Champion, 2013 ; J. Laidlaw, « The Cent balades : the marriage of content and form », Christine de Pizan and Medieval French Lyric, E. J. Richards (éd.), Gainesville, University Press of Florida, 1998, p. 53-82.

4 Distinction établie par J. Cerquiglini-Toulet, « Un engin si soutil », Guillaume de Machaut et l’écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985, p. 23-32.

5 Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, trad. J. Dufournet, Paris, Champion, 2008, p. 70.

6 C’est-à-dire mises en musique. Bien que le recueil de Chypre soit postérieur d’une vingtaine d’année au moins à la dissociation entre poésie et musique opérée par Deschamps dans son Art de dictier, on a affaire ici à un chef-d’œuvre de la lyrique chantée.

7 Les insertions sont toujours placées en bas de folio, sur les lignes de portées restées vides.

8 Cf. I. Fabre et G. Polizzi, « In Memory of Janus (1398-1432) : Poetics of the French Pieces of the Cyprus Codex (Turin J.II.9), For a Historical Reading », Proceedings of the International Academic Conference “So that time and place may be remembered”. Literary impressions of the world of Cyprus, Michaelis Pieris (dir.), Nicosie, 6-9 octobre 2012, Nicosie, 2015, p. 91-113.

9 Nous reprenons le principe d’une double numération à l’édition de référence (Christine de Pizan, Le Livre du Duc des vrais amants, éd. D. Demartini et D. Lechat, Paris, Champion, 2013, introduction, p. 75) : les chiffres romains correspondent au classement des pièces par genre (ballades ou rondeaux), les chiffres arabes à l’ordre d’apparition des pièces dans l’œuvre.

10 Ed. cit., v. 1859-1866, p. 240. La numérotation des vers que nous suivons dans notre analyse correspond à la structure de chaque pièce en tant que telle, abstraction faite de son point d’insertion dans le récit.

11 Les pièces décasyllabiques sont les n°1 à 5, 9, 12, 15 et 18-19 ; les pièces hétérométriques en 10/4 les n°7, 11 et 16.

12 J. Roubaud, La fleur inverse. L’art des troubadours, Paris, Les Belles Lettres, 2009 [1994], p. 197.

13 Cinq ballades relèvent de ce modèle : I/2, II/3, VI/9, XI/15 et XIV/18.

14 Le timbre -ire concerne le Ro I/1 (rime a) et les Bal I/2 (c), IV/7 (d) et XV/19 (c) ; -esse est employé dans le Ro I/1 (b) et les Bal II/3 (b), XII/16 (c) et XV/19 (d), -asse dans les Bal I/2 (b), III/6 (a) et X/13 (c) ; -aine apparaît en Bal II/3 (a), V/8 (b) et VI/9 (a), -oie en Bal I/2 (a), IV/7 (c), VI/9 (b), IX/12 (c) ainsi que dans le virelai (a) ; -onde fera l’objet de notre étude plus loin : cf. Bal V/8 (c), IX/12 (b), XI/15 (a) et XV/19 (b). La position variable des timbres dans la formule rimique témoigne également d’un souci de variation de la part de la poétesse.

15 Consolation de Philosophie, II, 1, 11: « caeci numinis ambiguos vultus » ; « le double visage d’une puissance divine aveugle » (éd. C. Moreschini, trad. E. Vanpeteghem, Le Livre de Poche : « Lettres gothiques », 2005, p. 86-87).

16 Ed. cit., v. 1867-1874, p. 242. C’est nous qui soulignons, dans cet exemple comme dans les suivants.

17 Ms. de Turin, BNU J.II.9, f. 156.

18 Ed. cit., v. 1875-1882, p. 242.

19 Nous nous écartons ici de la traduction proposée par les éditeurs du volume. La forme à désinence analogique -s (variante graphique -z) à la P1 du présent de l’indicatif est employée en concurrence avec « di » dans le « Manuscrit du Duc » (BnF, fr. 836).

20 Ed. cit., v. 1883-1887, p. 242.

21 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, v. 6075-6114 (éd. A. Strubel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres glothiques », 1992, p. 344 et 346).

22 Le Chemin de Longue Etude, Dédicace, v. 17 (éd. A. Tarnowski, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 2000, p. 86).

23 Voir à ce sujet l’étude de P. Romagnoli, « Les formes de la voix : masques et dédoublement du Moi dans l’œuvre de Christine de Pizan », Au champ des escriptures, IIIe Colloque international sur Christine de Pizan, Lausanne, 18-22 juillet 1998, E. Hicks (éd.) avec la collaboration de D. Gonzales et Ph. Simon, Paris, Champion, 2000, p. 73-90.

24 D. Roch évoque une « véritable mise en forme par les nombres » et discerne dans l’organisation du recueil des Aultres balades un « schéma musical superposé aux poèmes […] à lire comme l’image mentale de l’idéal vers lequel doit tendre l’ordre du monde » (Poétique des ballades…, op. cit., p. 114-115).

25 Voir en particulier les travaux d’A. Sultan, « La harpe et la forge. Poétique de l’ars subtilior », De vrai humain entendement : Études sur la littérature française de la fin du Moyen Âge offertes en hommage à Jacqueline Cerquiglini-Toulet, Y. Foehr-Janssens et J. -Y. Tilliette (éd.), Genève, Droz, 2005, p. 45-63.

26 Ed. cit., v. 607-614, p. 168.

27 Ms. de Turin, BNU, J.II.9, f. 137v.

28 Ibid., f. 139v.

29 Ed. cit., v. 477-484, p. 162.

30 Louange des dames, Ballade 267, v. 7-8, éd. V. Chichmaref, dans Guillaume de Machaut, Poésies lyriques, Paris, Champion t. 1, p. 232. Pour l’analyse de la séquence chypriote (ballades 59-62), voir I. Fabre et G. Polizzi, « De trespure entente : l’unisson des voix dans les ballades du recueil de Chypre (ms. Torino J.II.9) », Communication au colloque international du CIELAM (groupe CUER MA) Parler d’une seule voix : le discours collectif dans la littérature et les arts du Moyen Âge, D. Collomp et V. Naudet (dir.), Aix-en-Provence, 27-29 novembre 2013, à paraître.

31 Ed. P. Champion, t. 1 des Poésies de Charles d’Orléans, Paris, Champion, 2010, p. 1-16.

32 On en compte une vingtaine d’occurrences dans les poèmes du manuscrit de Turin. Voir notre étude du motif dans « La “rose bien colourie”. La vérité des sens dans le recueil de Chypre (Torino J.II.9) », dans Penser les cinq sens au Moyen Âge : poétique, esthétique, éthique, Actes du colloque de l’Université de Toulouse – Jean-Jaurès, 14-15 mai 2013, F. Bouchet et A.-H. Klinger-Dollé (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 221-235.

33 Ed. cit., v. 2291-92, p. 270.

34 Nous reprenons ici la terminologie christinienne : la « ballade a doubles rimes » désigne la troisième pièce de la coda lyrique (éd. cit., p. 388), les « rimes reprises » qualifient la deuxième des « balades d’estrange façon » dans le premier volume du « Manuscrit de Duc » (BnF, fr. 835, f. 21).

35 Eustache Deschamps, Art de dictier, dans Œuvres complètes, éd. Raynaud, Paris, Didot, 1891, t. 7, p. 277.

36 Nous renvoyons à l’analyse des ballades 10 et 99 par Gilles Polizzi : « Le comble de l’art : équivoques et rimes reprises dans le recueil de Turin J.II.9 », communication au colloque Poésie et musique à l’âge de l’« ars subtilior » (1380-1430) : autour du manuscrit Torino, BNU, J.II.9, G. Clément et I. Fabre (dir.), Montpellier, 2-4 novembre 2015, à paraître.

37 Publiées dans les Œuvres poétiques de Christine de Pisan, éd. M. Roy, Paris, Firmin Didot, 1886, t 1, p. 120.

38 Ed. cit., v. 2309-2314, p. 272.

39 Ibid., v. 2315-2320, p. 272 et 274.

40 Ibid., v. 2323-2326, p. 274.

41 Ibid., v. 2997-3000, p. 320.

42 Ibid., v. 3013-16.

43 Ps. 126 (125), 5-6. Traduction TOB.

44 Ed. cit., v. 1583-84, p. 224.

45 Ibid., v. 1572-74.

46 Ibid., v. 1498-1502, p. 220.

47 Ibid., v. 1639-1646, p. 228.

48 Œuvres poétiques…, éd. cit., t. 1, p. 257-258.

49 D. Demartini et D. Lechat la jugent plus sophistiquée sur le plan formel, en particulier grâce aux interventions de la dame, qui « explore un plus grand nombre de formules métriques et strophiques que le duc » (éd. cit., introduction, p. 39). Ils proposent d’y voir « une sorte de conclusion […] dont on peut penser qu’[elle] contient la leçon de l’œuvre tout entière » (ibid., p. 36).

Pour citer cet article

Isabelle Fabre, «« L’onde de plour » : micro-structures dans les pièces insérées du Livre du Duc», Op. Cit. [En ligne], Op. Cit., Agrégation lettres 2017, Moyen Âge, mis à jour le : 03/11/2016, URL : http://opcit.ramure.net/opcit/index.php?/op-cit/agregation-2017/moyen-age/index.php?/op-cit/agregation-2017/moyen-age/106--l-onde-de-plour-micro-structures-dans-les-pieces-inserees-du-livre-du-duc.

Quelques mots à propos de :  Isabelle Fabre

Université Paul-Valéry, Montpellier

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